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ÉTUDES FRANCISCAINES

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ÉTUDES

FRANCISCAINES

REVUE MENSUELLE

TOMEXIV.—JUILLET-DÉCEMBRE 1905

MAISON SAINT-ROCH COUVIN, PROVINCE DE NAMUR (BELGIQUE)

DESCLÉE, DE BROUWER ET Ci

BRUXELLES, 52, r. de la Montagne | PARIS, 30, rue Saint-Sulpice LILLE, 41, rue du Metz ROME, Piazza Grazioli, Palaz. Doria

LIBRAIRIE V'e CH. POUSSIELGUE

PARIS, 15, RUE CASSETTE

$S20/ 324 L'(g (1305)

sn É Gris: De

CONCORDAT SÉPARATION.

N ous venions de lire, Monsieur le Curé et moi, le petit volume de M. Noblemaire intitulé : Concordat ou Séparation,et deux ou trois tracts que j'avais apportés. Vous avez travaillé plus que vous ne deviez, me crie tout à coup M. le Curé en entr'ouvrant la porte de ma chambre. Vous êtes venu ici pour vous reposer et pour respirer l'air de votre enfance. N'est-ce pas que le mistral le vanne et le tamise admirablement ? Allons, venez donc. Vous serez content, j'en suis sûr, de revoir votre vieille chapelle de saint Ser. Ah! mon vieux saint Ser, m'écriai-je à mon tour, il est encore debout ! Et le petit ermitage est encore debout aussi ? Oui, me répond M. le Curé, tout cela est encore debout: mais tout cela se délabre de plus en plus,et mes paysans, devenus libres penseurs, ne sont pas disposés à le réparer. Mais venez nous allons voir tout cela.

Nous quittons là-dessus le presbytère, et nous prenons le chemin qui conduit à la chapelle de saint Ser. Le temps était magnifique, la nature superbe. Elle venait de revêtir sa robe vert tendre et de mettre sur ses lèvres son sourire printanier, ce sourire qui lui donne tant de fraîcheur et de grâce. Nos yeux buvaient ce sourire, nos poumons aspiraient cette fraîcheur. À mesure que nous approchions de la chapelle, les thyms, les seringuats, les genets qui foisonnent sur les flancs de la colline elle est bâtie, nous envoyaient leurs parfums. Sourire, grâce, fraîcheur, parfums, charme et séduction de cette incomparable enchanteresse, avec quelle douceur et quelle force vous nous apportez le nom de Dieu! Jusqu'où poussent-ils la stupidité ou la malice les hommes qui ne veulent pas lire, sur les pages de ce grand livre ouvert qu'est la nature, le nom de son Créateur !

Tout en humant l'air et en jouissant du magique spectacle que nous avions sous les yeux, nous échangions dans une causerie

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intime, M.le Curé et moi, les idées que la lecture nous avait suggérées. Mon excellent curé n'avait jamaïs desservi que des paroisses de campagne; il était par suite demeuré assez étranger au mouvement contemporain des idées. J’habitais depuis long- temps les villes; j'avais traversé bien des fois Paris. Les circons- tances m'avaient même contraint de vivre quelque temps à l'étranger. Aussi avait-il pour moi une grande déférence, une déférence que mes faibles mérites ne méritaient pas. Il joignait même à cette déférence une confiance, bien exagérée encore, en mes lumières et en mon jugement.

Cette confiance le porta à me demander tout à coup: « Mais enfin, pensez-vous que nous en viendrons à cette séparation dont on parle tant? Je n'ai cessé, dès mon enfance, d'entendre dire qu’un lien indissoluble unissait l'Église et la France, qu’elles étaient faites l’une pour l’autre, qu'elles ne pouvaient même vivre l’une sans l’autre. Et elles viendraient à se séparer, à ne plus se connaître ! Je ne puis me faire à cette idée.

Mon cher curé, lui répondis-je, peut-être a-t-on exagéré la nature et la solidité des liens qui unissent l'Église et la France. On a dit,on a écrit, on a prêché bien des choses sur la France, sur sa mission divine, sur son rôle parmi les nations catholiques, sur la solidarité qui existe entre ses destinées temporelles et celles de l'Église. Toutes ces choses sont-elles vraies ? Ont-elles un fondement dans l’Écriture, dans la tradition, dans les ensei- gnements certains des Souverains Pontifes, dans les leçons incon- testées de l’histoire ? Je me suis posé bien des fois cette question, et je n'ai jamais pu lui trouver une réponse qui m'ait satisfait pleinement. Et puis admettons cette mission divine, ces liens qui unissent l'Église et la France, un peuple ne peut-il pas manquer à sa mission et la perdre? Ne peut-il défaire sa destinée et changer sa voie ? L'exemple du peuple juif est pour nous montrer qu'il en peut être ainsi.

L'illustre Joseph de Maiïstre n'a-t-il pas été avec ses Considé- rations sur la France un des propagateurs principaux des idées que vous exprimiez sur la mission et les destinées de notre pays? Vous savez combien il a influé sur les catholiques du XIX° siècle, Son esprit d'une si larve envergure, sa manière d'écrire si origi- nale, si aristocratique, son ton de temps en temps prophétique ont ébloui, et avec raison, les esprits et les ont inclinés à voir en lui un vrai voyant. Dans son ouvrage sur le problème du temps

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présent, Mgr Delassus ne cesse encore de le citer; il le tient pour un oracle. Or, Joseph de Maistre n’est pas un voyant. Ses pro- nostics sur les États-Unis, sur la conversion de l'Angleterre, sur la Turquie en sont la preuve évidente. Mon cher curé, la liberté joue un rôle trop considérable dans la direction des événements pour qu'il soit donné à un homme, si grand que soit son génie, de prévoir avec quelque certitude. Il n’y a de vrais voyants que les hommes auxquels Dieu daigne communiquer des lumières spéciales.

Mais laissons cela. Ce n’est pas là-dessus que vous m'interrogez. Vous voulez connaître mon opinion sur la séparation. Je veux bien vous la donner, mon cher curé, et avec la franche ouver- ture qui convient à votre amitié. Mais d’abord, laissez-moi vous le dire. J'y tiens. Cette opinion n'engage que ma responsabilité personnelle et nullement celle de l'habit que je porte. Bien qu'ap- partenant au même institut, nous n'avons pas tous sur cette question les mêmes idées, et sur ce point comme sur tous les sujets librement discutés entre catholiques, l'ordre nous laisse une initiative complète, Ai-je besoin aussi de l'ajouter? La solu- tion que donneront à cette grave et redoutable question les maî- tres auxquels Notre-Seigneur nous a confiés, et en particulier le maître suprême, sera la mienne.

Je l’avoue. Je n’éprouve pas une sympathie très grande pour plusieurs de ces maîtres. Je les trouve fort terrestres, je leur trouve l’échine trop souple, je trouve qu'ils serrent trop facilement la main des sectaires impies et haineux qui nous gouvernent, qu'ils ont trop peu de fierté chrétienne, et qu'ils inclinent trop facilement la dignité de leur baptême et de leur onction devant les chevaliers de l’équerre et du triangle, que les caprices du suf- frage universel ont portés au pouvoir. Mais je me souviens des paroles de Notre-Seigneur dans le Saint Évangile : Super cathe- dram Moysi sederunt. Je l'espère de la grâce divine. Je ne.pousserai pas la prétention jusqu'à me croire des lumières plus abondantes et plus sures que les leurs. Je ne serai pas un opposant.

Ceci posé et entendu, je vous donne mon opinion. Je suis, mon cher curé, de ceux qui pensent que la séparation de l'Église et de l'État est dans la logique des choses, qu'elle est dès lors iné- vitable. Mais d’abord entendons-nous sur ces mots dans la logique des choses. Je le sais : en thèse absolue un catholique ne peut pas demander la séparation de l'Église et de l'État. Cette séparation

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est contraire aux principes de la foi chrétienne. Les souverains Pontifes n'ont cessé de le proclamer. Léon XIII y est revenu plusieurs fois, comme s’il avait à cœur d'affirmer cette doctrine, et de l’opposer aux thèses libérales qui la combattent et que notre siècle a multipliées. Les deux pouvoirs, le pouvoir religieux et le pouvoir civil, doivent vivre unis. Une concorde amicale et même fraternelle doit régner entre eux. Le corps et l’âme doivent de- meurer unis sous peine de mort, ainsi l'Église et l’État doivent- ils demeurer unis à leur tour sinon sous peine de mort, au moins sous peine de graves dommages pour l’un et pour l'autre. La séparation, une ignorance mutuelle, une absence presque complète de rapports est donc un état violent, contraire à la fois aux enseignements de l'Évangile et à la nature des deux pou- voirs. La loi naturelle elle-même, en établissant la nécessité d’un culte social, proclame la nécessité de l'union entre l'Église et l'État et condamne la séparation.

Lorsque je parle de la logique des choses, j'entends donc parler uniquement de cette logique qui découle des événements contin- gents, des circonstances particulières se trouvent les États, des dispositions et des passions des hommes. Or à ce point de vuela séparation est certainement dans la logique des choses. Un con- cordat suppose entre les gouvernements qui le concluent une certaine estime mutuelle ; il les suppose animés de la conviction qu'ils ont des droits réciproques. Un concordat avec l'Église sup- pose un gouvernement qui croit à la divinité de la religion catho- lique, aux droits qu’elle tient de son divin fondateur, aux biens sans nombre qu’elle procure à la société. Il suppose un gouverne- ment qui voit au moins en elle une institution très respectable, un des appuis les plus fermes de l’État, et qui par suite tient à lui accorder les égards qu’elle mérite, et à conserver avec elle des rap- ports dignes et harmonieux. N'est-ce pas ainsi que vous concevez les choses, vous aussi, Monsieur le curé? Supprimez dans le gou- vernement ces dispositions,un concordat ne me paraît plus possible.

Or vous savez nous en sommes. Nous avons affaire à un pouvoir matérialiste et athée, à un pouvoir qui non seulement ne croit ni à la divinité de la religion catholique ni à ses bienfaits, mais qui la tient pour une institution néfaste, un obstacle au progrès, une ennemie de notre constitution, et qui par suite est animé pour elle d’une très grande défiance, plus que cela, d’une très grande haine.

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Notre pouvoir ne veut pas de l'intervention du Souverain Pon- tife. C'est un souverain étranger et qui n'a pas à s'occuper de nos affaires intérieures. Notre pouvoir est persuadé qu'il ne vivra jamais en bonne intelligence avec l'Église, que les catholiques ne seront jamais de vrais et sincères républicains. Et en cela, disons- le sans hésiter, il a raison. Avec un pouvoir libre penseur, athée, franc-maçon, l'Église catholique ne vivra jamais en bonne intel. ligence. Avec un gouvernement qui se croit tous les droits, qui ne cesse d’invoquer la suprématie du pouvoir civil, et qui entend par cette suprématie la négation des droits de l'Église, sa sou- mission complète aux volontés quelles qu’elles soient de l'État, la bonne intelligence est-elle possible? Des causes de désaccord, de mésintelligence, ne surgiront-elles pas sans cesse ? On se con- traindra, on tâchera de maîtriser le naturel ; l'accord durera ainsi un certain temps. Mais le poète l’a dit : VMaturam expelles furca tamen usque recurret.»y Vous aurez beau chasser le na- turel, il se jouera de vos efforts, il reviendra et avec lui revien- dront les causes de désordre, de discussion et de querelle.

L'accord entre l'Église et ce gouvernement ne peut exister qu'à une condition. Ai-je besoin de définir cette condition ? Que le clergé se taise complètement, qu’il subisse sans la moindre résistance, même passive, les lois les plus oppressives et les plus opposées à ses principes et à ses droits, qu'il tienne M. Dumay pour le patriarche de l'Église de France et pour le procureur du S. Synode français. Je ne sais si le clergé français est disposé à pousser, disons le mot, jusqu’à ce degré d’abjection, la soumission au pouvoir civil. Pour son honneur je veux croire qu’il n’en est rien. Aussi je conclus ; la séparation est dans la logique des choses et elle aura lieu. De nouvelles concessions, de nouveaux sacrifices de la part du clergé pourront la retarder. Mais elle aura lieu. Seul un changement dans la forme du gouvernement pour- rait lui fermer la voie d’une manière définitive. Mais à quand ce changement ? Peut-on même raisonnablement l’espérer au moins d'ici longtemps ?

M. le Curé m'écoutait avec une vive attention. Mais, ob- serva-t-il ici timidement, ne chargez-vous pas trop les hommes qui détiennent le pouvoir ? Et n’avez-vous pas poussé trop au noir leur portrait ?

Mon très cher curé, je ne puis pas le nier, je déteste ces hom- mes. Lorsque je songe aux principes qu'ils soutenaient sous l’em-

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pire alors qu'ils étaient dans l'opposition, et aux principes qu'ils soutiennent depuis que nos malheurs leur ont permis de saisir le pouvoir, je me sens animé pour eux du plus profond mépris. Or le mépris, la haine aveuglent. Peut-être m'ont-ils aveuglé tant soit peu, et m'ont-ils porté à forcer les couleurs. Vous me dites que je les ai forcées. Je vous crois. Mais avouez-le à votre tour : il est un principe qui leur appartient incontestablement, ils l’é- talent à tout propos, le principe de la suprématie du pouvoir civil. Or vous êtes contraint d'en convenir : tel qu'ils l’entendent, ce principe conduit à la séparation ou à l’asservissement du clergé. Cet asservissement vous n’en voulez pas ; il n'aura pas lieu, dites- vous de plus avec moi. Reste donc la séparation.

Je comprends vos raisons, observa de nouveau M. le curé. Mais convenez-en aussi de votre côté : les peuples ne sont pas toujours logiques. Ne puis-je même pas dire : rien de plus illo- gique qu'un peuple? Ouvrez les yeux. Voilà 25 ans que nous marchons ainsi en dehors de la logique, et que nous demeurons tant bien que mal unis. Ne pourrions-nous pas ainsi marcher cahin caha de longues années encore ? J'ai de la peine à me per- suader qu'il en sera autrement.

C'est vrai, Monsieur le curé, les peuples ne sont pas toujours logiques ; mais ils le sont de temps en temps. Qui vous dit que dans le cas présent notre peuple ne le sera pas? Je crois, moi, qu'il le sera. Ne l’avez-vous pas remarqué en effet? Lorsqu'ils n'ont pas été logiques, les peuples ont été arrêtés par des motifs dont ils ne se rendaient peut-être pas toujours compte, maïs qui n'en exerçaient pas moins sur eux leur empire. Ils craignaient pour leurs intérêts temporels, leurs propriétés ; les partis violents les effrayaient. Ils tremblaient une autre fois devant une guerre, devant une calamité. Une autre fois c'était une passion plus forte qui les saisissait et les jetait dans un autre courant, ou encoreun abîme auquel ils n'avaient pas songé et qui leur apparaissait tout à coup. Mais dunc est l’abime, le motif qui pourrait ar- _rêter, passez-moi le mot, les gaillards qui détiennent la France et triompher de leur manie antireligieuse ? Je ne le vois pas. Et vous, Monsieur le curé, le voyez-vous?

Tenez, pour mieux apprécier la question, quelques mots encore de cette logique des choses sur laquelle je me suis appuyé. La séparation, mon cher curé, est dans la vraie tradition du parti républicain ; elle a toujours fait partie de son programme ; elle

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en fait encore partie. Jusqu'à présent sans doute ce parti n’a pas jugé opportun d'en venir à la réalisation de cette fraction de son programme. Mais vous savez que les traditions pèsent très forte- ment sur un parti et finissent par l'entraîner.

La séparation est dans la logique de cet esprit laïque qui cir- cule partout aujourd’hui, et exige absolument la désunion des deux pouvoirs, du pouvoir civil et du pouvoir religieux.

Elle est dans la diminution si grande de la foi catholique au sein de notre peuple. Un peuple dont la foi est si faible peut-il attacher une grande importance à l'union de l'Église et de l'État? Peut:il mettre beaucoup de cœur à maintenir cette union ?

Elle est presque forcément dans la condition d’un gouverne- ment qui veut garder en religion une neutralité complète. Elle est dans la difficulté de maintenir l'accord entre l’Église et un gouvernement libre penseur. Ce gouvernement ne sera-t-il pas toujours porté à ne tenir aucun compte des droits même les plus légitimes de l'Église, à être jaloux de son influence morale, à exiger du clergé un silence complet sur les lois qu’il portera, si impies que soient ces lois? Voyez le silence que déjà garde le clergé. De combien de choses ne parle-t-il plus ? Maïs un moment arrive ce silence devient trop lourd, le sentiment des res- ponsabilités sacerdotales crie plus fort, il éclate et casse les vitres.

La séparation est surtout dans les vues et le programme de la franc-maçonnerie, Nous sommes en franc-maçonnerie, a dit une voix épiscopale, et elle a dit vrai, n'est-ce pas, Monsieur le curé? Mais si nous sommes en franc-maçonnerie, si nous sommes courbés sous le joug des loges, nous devons-nous résigner à en subir les volontés et les aspirations.

La séparation est également dans les désirs secrets d’un grand nombre de catholiques. Déjà sous la Restauration, l'école de Lamennaïis la revendiquait. Sous l'empire le parti libéral catholique en avait fait un des articles de son programme, Vous vous souvenez de ce qu’on a appelé le manifeste de Nancy. Aujourd’hui fatigués et exaspérés de la manière dont nos gou- vernants en usent avec l’Église, un grand nombre de catholiques la souhaïtent. Nous serions assurés d’une séparation loyale et honnête, un beaucoup plus grand nombre encore l'accepterait de grand cœur. Vous avez entendu M. l'abbé Gayraud, vous avez lu Mgr Delamaire.

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Je vous le demande. Une séparation à laquelle poussent tant de causes diverses n'est-elle pas dans la logique ? Tôt ou tard ne l'aurons-nous pas? Voyons, Monsieur le curé, connaissez-vous quelque chose qui puisse l'empêcher ?

Mais on a parlé beaucoup de la peur de l'électeur, des divisions qui existent entre les républicains sur cette question, des diffi- cultés que présente en Fiance la rédaction d'une loi de séparation difficultés si grandes qu'on n’arriverait pas à en triompher. Vous êtes au courant plus que moi de ces opinions et de ces bruits.

Oui, la peur de l'électeur, la peur d'un changement dans ses votes, ce qui a retenu jusqu’à présent nos législateurs. M. Paul Bert dans son fameux rapport n’invoquait pas d'autre raison pour combattre la séparation. Le peuple français n'est pas dévot ; mais il a des traditions, des habitudes et des usages catholiques; il tient à ces traditions. Il ne manque même pas totalement de foi, puisqu'il demande en grande majorité un prêtre au moment de la mort. Une séparation qui contrarierait ces habitudes ne l'offusquerait-elle pas vivement et ne changerait-elle pas ses votes ? Ainsi ont raisonné jusqu’à présent nos députés.

Mais devons-nous compter toujours sur l'efficacité de ce motif? Je suppose que la chambre actuelle renvoie à la nouvelle législa- ture la solution de cette question de la séparation. Les électeurs de 1906 auxquels cette question sera proposée en verront-ils la gravité et en subiront-ils fortement l'influence ? À mon avis, non. Croire qu'avant d’avoir vu, senti et touché du doigt les consé- quences de la séparation, avant d'en avoir fait l'expérience, les électeurs modifieront leur vote, c’est, à mon avis, se leurrer soi- même ; rien n'autorise cette croyance. Voyons, disséquons cette question des électeurs.

En ce moment la grande majorité des électeurs des villes est acquise à la cause anticatholique. La perspective de la séparation ne les en détachera pas. Seuls, des événements très considérables, et par suite impossibles à prévoir, pourraient les ramener à une plus saine appréciation des choses. Jusqu'à présent l'électeur des campagnes a suivi en grande majorité le député radical. Il le suivra, je crois, encore. Et d’abord la grande majorité des élec- teurs de nos campagnes ne fréquente pas l’église. Pouvez-vous intéresser sérieusement à la cause de l'Église un homme qui n'y met jamais les pieds? Et puis à moins qu'il ne soit vraiment pratiquant, et même encore lorsqu'il l'est, le paysan français

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porte au cœur je ne sais quelle défiance vis à vis de son curé, je ne sais quelle antipathie pour lui. Le curé est le représentant des idées divines ; sa vue rappelle instinctivement des préceptes et des devoirs qui contrarient la nature ; ajoutez quelquefois à ce motif les défauts personnels du curé. Que les députés radicaux sachent exploiter ces diverses causes de défiance, et ils le savent. Qu'ils sachent répéter habilement aux paysans : nous n'en vou- lons pas à la religion, nous demandons uniquement aux curés de ne pas se mêler de politique ; à cette condition nous les respecte- rons toujours. Qu'ils leur tendent ensuite la main et leur rendent quelques petits services, ils les entraîneront encore.

A mon humble avis tant que les campagnards ne toucheront pas du doigt les funestes effets de la séparation, tant qu'ils ne verront pas leur église fermée, leur paroisse privée de curé, ils ne croiront pas qu'on en veut à la religion.

Je pourrais vous citer à ce sujet, Monsieur le curé, des faits qui vous renverseraient. Tenez, un seulement. Je dînais chez un curé de ville, le jour de sa fête patronale. J'avais pour voisin de table un des fabriciens de la paroisse, un jardinier en grand, homme riche, en vue, influent. Le croiriez-vous? Voilà cet homme qui m'entreprend l'éloge de son député. Or son député, P. G. est un impie déclaré ; il ne fait pas baptiser ses enfants et n’omet aucun des votes hostiles au clergé. Un marguillier, me disais-je en moi- même, qui s'approche des sacrements à Pâques et qui en est |

J'essayais de l’éclairer. Je lui rappelais les votes abominables de ce député. Je ne pus le convaincre. Oui, me répondaïit-il timi- dement, cela est vrai. Mais il est si bon ! Il ne manque jamais de venir me voir à son arrivée de Paris. Il venait le voir, et. c'était ce qui décidait de son vote. N'est-ce pas navrant? Or l'homme dont je vous parle est légion. Vous le voyez, Monsieur le curé, nous ne devons pas trop compter en ce moment sur l’action des électeurs. La suppression de plus de 15,000 écoles libres les a-t-elle vivement remués ?

Si la séparation n’est pas votée pendant cette législature, les députés anti-catholiques pourront se représenter avec confiance. Leurs trucs, leur savoir-faire leur gagneront encore les électeurs. Leurs intérêts matériels sérieusement menacés, voilà à mon avis la seule chose qui puisse secouer ces électeurs et les pousser sur une autre voie. On dit qu'aux dernières élections générales l'écart entre le parti radical et irréligieux et le parti modéré et conser-

14 CONCORDAT OU SÉPARATION.

vateur avait été très faible. Je veux bien l'admettre, mais je vou- drais sérieusement examiner de quoi se composait le parti con- servateur et modéré. Peut-être après la séparation verrons-nous un changement. Le paysan, s’il ne retrouve plus son église, s’il ne trouve plus de curé à sa portée pour le baptiser, le marier et l'enterrer, ouvrira peut-être les yeux et changera peut-être la couleur de ses votes.

M. le curé sursauta Mais, s'écria-t-il, vous dites peut-être. Vous n'êtes donc pas certain qu'il en sera ainsi. Comment! la séparation de l'Église et de l'État,les conséquences déplorables qui en résulte- ront ne retourneraient pas nos campagnes ! Mais donc en est notre France?

Cher Monsieur le curé, voyons, de bonne foi,la séparation de l'Église et de l'État va-t-elle mettre sans dessus-dessous votre paroisse de Malpague? Va:-t-elle remuer fortement vos paysans ? Leur église sera fermée. Les quelques dévotes que vous avez encore pousseront des gémissements. Quelques hommes raisonnables diront : Mais pourquoi ne nous donne-t-on plus de curé? Ce sera tout. Le reste se montrera assez indifférent, et s’habituera peu à peu, plus vite que vous ne croyez, à cette privation, et s’il leur faut ouvrir leur bourse pour avoir un curé, vous verrez avec quelle férocité ils en serreront les cordons. Vous êtes de mon avis, n'est-ce pas, Monsieur le curé? Vous voudriez bien penser autre- ment. C’est le cœur serré que vous vous rangez à ma manière de voir. Maïs comment résister à l'évidence? Or de combien de paroisses ne peut-on pas dire ce que je viens de dire de Malpa- gue, ma chère paroisse de naissance ? Je l’ai connue bonne chré- tienne, et la voilà devenue si indifférente, si mauvaise même!

Une réflexion encore à ce propos. La laïcisation des hôpitaux, cette abomination que notre neutralité a inventée! Des hommes en grand nombre condamnés parce qu’ils sont pauvres à mourir en chiens! Connaissez-vous un crime aussi monstrueux et qui crie davantage vengeance? Or ne le diraît-on pas? Nous voilà habitués à cette horreur. Plus de protestations, plus de cris, plus d'indignation. Le silence, le silence de l'habitude. Ah! que ce silence donne à réfléchir! N'est-ce pas le silence qui va planer à son tour sur les conséquences de la séparation P

Vous m'avez parlé, Monsieur le curé, des difficultés que pré- sente la rédaction de la loi de séparation. Ces difficultés sont très grandes en effet. Les débats de la chambre en sont la preuve.

CONCORDAT OU SÉPARATION. 15

Mais de à conclure au découragement de notre bloc et au rejet du projet, il y a loin. Ne sont-ils pas venus à bout de leur projet de loi contre les congrégations, malgré les difficultés con- sidérables qu’il offrait lui aussi? Monsieur le curé, ne l’oubliez jamais : la séparation est dans le programme de la franc-maçon- nerie; d'une manière ou de l’autre, elle l'imposera.

Nous commencions à apercevoir la petite chapelle. Les genets plus nombreux étalaient avec profusion leurs fleurs d’or, et répandaiïent en plus grande abondance leur parfum si suave. Nous nous mettons à genoux selon l'usage et nous récitons une prière, La montée à partir de cet endroit devient plus raide. Vous n'êtes pas essoufflé ? me demande M. le curé. Nous allons ra- lentir un peu le pas. Il ne faut pas que nous arrivions en sueur dans la chapelle. Vous le savez, elle est bien fraîche. Puis revenant à la question qui nous avait occupés jusqu’à ce moment : tout de même, me dit-il avec émotion, cette pauvre France, cette France si catholique, sera-t-il dit que je la verrai séparée de l'Église? Le bon Dieu va-t-il permettre ce crime? Ne va-t-il pas être touché des prières si nombreuses et si ferventes qu'on lui adresse? Et il avait, le cher curé, les larmes aux yeux. |

Mais, mon bon et cher curé, lui dis-je, le bon Dieu doit-il faire un miracle? Si les Français ne veulent pas réfléchir et user de leur raison, s'ils ne veulent pas écouter leurs évêques et leurs prêtres, que peut faire le bon Dieu ? Mais voilà! pour un certain nombre de nos compatriotes, la France a droit à des interventions divines spéciales. Ce droit, elle le tient de son passé et de son rôle. Elle est la sentinelle de l'Église, son épée, son bouclier, la propagatrice la plus active de son Évangile. Qui la remplacera dans cette mission de première puissance catholique? Le bon Dieu ne peut se passer d'elle ; il lui doît par suite une protection spéciale.

Mais dans quel texte est-il inscrit que Dieu a besoin de la France ? Dieu n’a besoin de personne et nous ignorons absolu- ment ses desseins. Mon Dieu! qu’on cesse donc enfin de lui dicter sa conduite. La France est une propagatrice active de l'Évangile ; elle est aussi la propagatrice active des doctrines les plus insensées. Le monde latin est empoisonné depuis deux siècles par le venin qu’elle lui verse. Tenez, mon cher curé, au risque de contrarier vivement votre cœur, je vais vous dire de grosses choses, des choses très grosses, de vraies énormités.

16 CONCORDAT SÉPARATION.

C'était à Rome au congrès marial, si je ne me trompe. Un religieux italien, le P. Lepidi, je crois, prononça ces mots dans une des réunions privées du congrès: En France la foi catho- lique n’est plus qu'un objet de musée historique. » Ce furent de la part des Français présents des protestations bruyantes. Mais en général la presse applaudit à la parole du P.' Lepidi et en reven- diqua la vérité,

Je me trouvais dans un voyage à Franzesfeste en Autriche. J'y rencontrai un Père Jésuite qui avait vécu longtemps en France. Il avait gardé un excellent souvenir du séjour qu'il y avait fait dans les maisons de son Ordre. Nos Pères français m'ont fait beaucoup de bien, me disait-il, Mais en France, ajou- tait-il, il n'y a plus de foi, plus de foi du tout.

Vous avez dans ces deux traits l'opinion de l'étranger sur l'état religieux de la France. Vous souffrez de cette opinion, mon cher curé. J'en souffre, moi aussi. Oh ! que j'en ai souffert cruel- lement lorsque je me trouvais à l'étranger. Mais, avouons-le, n’est- elle pas juste? La foi, la vraie foi, la France l’a-t-elle encore ? Dans sa grande majorité, non. Nous avons vécu trop longtemps de ces phrases, j'allais dire de ces clichés : La catholique France! La grande nation catholique! Il y a en France 36 millions de catholiques ! Combien de fois le bon Mgr Freppel ne nous a-t-il pas servi lui-même cette phrase à la tribune!

Si on veut dire qu'il y a en France 36 millions de personnes baptisées, on a raïson, mais 36 millions de vrais catholiques, non. De bonne foi peut-on compter comme catholiques des hommes qui ne participent plus à la vie catholique et n’en pratiquent à peu près plus un seul acte? Ils veulent se marier à l’église et recevoir un prêtre au moment de leur mort. C'est vrai. Un lumignon de foi non encore éteint ! Peut-être ce flambeau si faible sera-t-il la source de leur salut éternel ! Mais au point de vue qui nous occupe, quelle force sociale sérieuse peut nous apporter une foi aussi morte ?

Lorsque j'étais sur les bords du Khin, en Tyrol, je voyais à l'église, aux messes, aux vêpres, autant d'hommes que de femmes, les hommes leur livre à la main, suivant attentivement les céré- monies et récitant dévotement leurs prières. Des larmes venaient quelquefois mouiller mes yeux. Ah ! m'écriai-je, le cœur ému, je me trouve dans un pays sincèrement catholique. Le curé de la paroisse que j'habitais en Hollande, se plaignait vivement de son

CONCORDAT OU SÉPARATION. 17

bourgmestre. Vous ne devineriez pas le motif de sa plainte! Ce bourgmestre ne communiait que deux fois l’année. Il ne donnait donc pas le bon exemple à ses administrés. Si votre maire venait communier à Pâques et à Noël, mon Dieu ! mon cher curé, quels cris ne monteraient pas vers le ciel de vos lèvres! Mais la con- fession et la communion combien parmi nos hommes les con- naissent-ils encore ?

Aussi devons-nous avoir le courage de l'avouer. Vrais catho- liques, nous ne sommes plus en France qu'une minorité. Vraie nation catholique, la France ne l’est plus. La plus grande partie de sa population est baptisée ; elle a gardé de son vieux passé des habitudes catholiques, quelque chose de catholique dans sa mentalité. Mais on ne peut pas appeler vraiment catholique une nation l'immense majorité des hommes ne connaît à peu près plus rien de la vie catholique.

Un jour arrivera-t-il de nouveau on pourra dire d'elle : La France catholique, la grande nation catholique ? C'est le secret de Dieu. Je ne vois pas d'autre réponse à cette question. Les uns me disent : Ce jour reviendra certainement, il n’est même pas éloigné. Son passé est qui garantit ce retour ; Jeanne d'Arc, Paray-le-Monial, Lourdes sont là. Que savent-ils de l'avenir, ces prédicateurs d'espérance ? Les autres me disent : elle a avalé une trop graride quantité de poison. Voilà cent cinquante ans que le poison coule et coule dans ses veines, à doses sans doute diverses, mais sans cesser jamais de couler. Il n'est pas de tempérament qui pût résister à cette masse de matières vénéneuses. Que savent-ils à leur tour de l'avenir, ces prédicateurs de désespérance? Laissons donc à Dieu l'avenir, il s'en est réservé la connaissance, et occupons-nous du présent pour l'employer à la gloire de Dieu, aux intérêts de nos âmes et par suite aux intérêts de notre patrie.

Or pour le moment, le fait crèverait les yeux les plus prévenus, nous, vrais catholiques, nous ne sommes en France qu'une minorité, peut-être même une grande minorité. Les minorités, lorsqu'elles sont actives, dévouées, unies, peuvent exercer une influence sérieuse ; elles peuvent obtenir qu'on respecte leurs droits et qu'on ne les foule pas aux pieds. Le centre allemand nous l’a montré dans sa lutte contre le Culturkampf, Il n'était ‘qu'une minorité, lui aussi, Il a pu cependant forcer le chancelier de fer à capituler. Ce bonheur l’obtiendrons-nous à notre tour?

Notre minorité va-t-elle amener à composition les hommes qui E, F, _— XIV. 2.

18 CONCORDAT OU SÉPARATION.

nous gouvernent? Elle le peut; c'est ma conviction. Elle ne paraît pas malheureusement aussi unie que l'était la minorité allemande. En Allemagne, clergé, députés, fidèles formaient pour ainsi dire une seule et même personne. Identité parfaite des vues, union parfaite des volontés, cor num et anima una. Aucune cause sérieuse de division, aucune dispute sur la forme du gou- vernement. Nous sommes en France divisés sur un grand nombre de points. Que de fois n’a-t-on pas prononcé le mot d'union. On le voit, on le sent. L'union est une nécessité absolue. Quel est donc le mauvais esprit qui en a empêché jusqu’à présent la réalisation ? Allons-nous assister cette fois à la fusion com- plète des esprits et des volontés ? Vous le souhaitez de tout votre cœur, n'est-ce pas ? Et moi aussi, cher curé.

En Allemagne vous aviez de plus la persévérance et la ténacité germaine, ces deux instruments si puissants de combat. La per- sévérance, la ténacité, ne paraissent pas être les qualités de notre race. Combien de fois ne m’a-t-on pas répété à l'étranger : Vous autres, Français, vous êtes légers, mobiles. Nous le sommes en effet, moins sans doute que nos ennemis le disent ; nous le sommes cependant. Pour soutenir avec succès dans notre cher pays la lutte contre les ennemis de l'Église, trois choses sont nécessaires : une concorde parfaite, une persévérance inlassable, un dévouement et un esprit de sacrifice énergique. Je n’en doute pas. Des dévouements énergiques, nous en trouverons et en grand nombre. Les situations difficiles éveillent les énergies et trempent les caractères, Mais la masse ne sera-t-elle pas trop molle ? est le point noir, est la crainte qui met une sourdine à nos espoirs.

Monsieur le curé était très ému; son cœur battait avec force ; je le sentais; il voulait parler, l'émotion l’en empêchait; enfin faisant un effort sur lui-même : Mon Père, me dit-il avec un tremble- ment dans la voix, votre langage, vos paroles jettent du froid dans les veines. Vous voyez les choses bien en noir, il me semble. Vous êtes pessimiste, et à vous entendre on tomberaïit dans le découragement. |

Ah ! mon cher curé, voilà 25 ans qu’on me dit : Vous voyez en noir, vous êtes pessimiste. Après 25 ans de petites noces d'argent, ne m'est-il pas permis d’être tant soit peu endurci? Cela m'est d'autant plus permis, je crois, que depuis 25 ans mon . pessimisme a toujours dit vrai. Ceux qui nous appellent pessi- mistes n’auraient-ils pas mieux fait de l’être de leur côté un peu

CONCORDAT OU SÉPARATION. 19

plus? Peut-être y auraient-ils gagné quelque chose. Mais voyons, raisonnons.

Pourquoi m'appelez-vous pessimiste ? Parce que je réserve à Dieu la connaissance de l’avenir et que je m'impatiente contre ceux qui veulent l'annoncer? Parce que je ne sais absolument rien, rien des desseins de Dieu sur la France et que je le dis tout haut ? Parce qu’à cette question : mais n'est-ce pas, notre gouver- ment va changer, nos populations vont certainement redevenir. catholiques? je réponds en protestant de mon ignorance absolue ? Parce que je ne crois à aucune prophétie politique? Voilà ce bon M. Delassus qui vient nous ressasser la prophétie dite de Blois. Est-ce d’un homme sérieux ? |

Pourquoi m’appelez-vous pessimiste? Parce que j'affirme qu’en France l'immense majorité des hommes ne cohnaît à peu près plus rien de la vie catholique! Est-ce donc ma faute s'il en est ainsi, et dois-je dire à l'avenir que nos hommes sont dévots et vont tous à confesse? Laïissons donc ces mots optimistes, pessi- mistes ; attachons-nous aux choses, aux faits, et tâchons de les voir comme ils sont. est un des secrets qui permettent d'agir et de combattre avec sûreté et par suite souvent avec succès.

Vous me parlez de découragement. Ce serait plus grave et je m'en voudrais grandement de le provoquer. Mais pourquoi le provoquerais-je? Nous n'échapperons pas à la séparation; c’est mon avis. Eh bien ! Et après? n’y a-t-il donc plus rien à faire ? Elle a eu lieu ; admettons-le. Eh bien ! n'y a-t-il plus aucun bien à opérer, aucun mal à empêcher, aucune âme à aider et à relever? Oh ! certes, il sera encore grandement abondant le bien à opérer et le mal à empêcher. Or tant qu'il voit un bien à accomplir, un mal à empêcher ou à diminuer, un chrétien travaille et généreuse- ment. Pourquoi se découragerait-il et s'arrêterait.il les bras croisés? Ses efforts n'ont pas obtenu le résultat complet qu'il désirait. [ls ne l'obtiendront peut-être pas davantage dans l'avenir. Est-ce à dire qu'ils n'ont rien obtenu ? Ah! le défaut de foi, #0odicæ fidei! Voir, sentir, expérimenter, voilà ce que nous voulons absolument. Nous ne savons pas nous en remettre avec une inébranlable confiance à ce Dieu, qui s'est engagé à ne pas laisser sans récompense le moindre de nos efforts. Qui me dira, mon cher curé, ce que valent dans la balance divine ces efforts que nous nous imposons, ces luttes que nous soutenons, et dont nous déplorons la stérilité ? Et je ne parle pas en ce moment, remarquez-le bien, de l'éternité,

20 CONCORDAT OU SÉPARATION.

je parle du temps présent, des destinées politiques de notre France. Si elle revient à la raison, si elle entretient de nouveau avec l'Église des rapports respectueux et confants, n'est-ce pas aux efforts généreux de nos chrétiens, à leurs luttes, à leurs prières qu’elle le devra? Dieu les avait vus, il les avait comptés, et au moment marqué par sa Providence, il leur avait accordé la récompense que leur générosité appelait. Travaillons donc tou- jours avec énergie et sans découragement.

Monsieur le Curé éprouvait une grande peine à se rendre. Si vous saviez comme cette idée de séparation m'est pénible, reprit-il avec un profond accent de tristesse ! Elle me déchire, Mais non! Nous n'allons pas en venir là. Je l'espère encore; la raison et le bon sens finiront par triompher. La France, ma chère France, ne peut pas rompre avec son passé catholique. Peut- être me fais-je illusion; il est facile, lorsque le cœur est de la partie, de céder, même sans s’en douter, aux entraînements de l'illusion, mais plusieurs signes nous annoncent, il me semble, d'une manière assez sûre l'échec de ces projets de séparation.

Un grand mouvement de pétitions agite la France. Nos légis- lateurs connaissent ce mouvement ; il les touche. Le clergé tout entier, l'épiscopat en tête, est opposé à la séparation. Nos légis- lateurs connaissent également cette opposition du clergé; elle les impressionne, elle les met dans le malaise, j'en suis sûr. Ne le pen- sez-vous pas, vous aussi? La séparation entraînera des consé- quences très graves. Personne qui n’en soit intimement convaincu. Ces diverses pensées ne vont-elles pas peser sur nos législateurs

et retenir leur main prête à déposer le bulletin? Oh!) Je vous en prie, laissez-moi donc espérer.

Non, mon cher curé ; je ne vous laisse pas espérer. Vous me regardez avec étonnement ; mon on vous déconcerte. Ces raisons pourraient être sérieuses, oui, elles pourraient même emporter le morceau ; mais si nous n'étions pas dans la situation nous sommes placés, si nous vivions sous un autre régime. Mon cher curé, je vous le disais tout à l'heure. Retenez-le, je vous en prie ; vous en jugerez les événements d’une manière plus saine, Nous ne sommes pas en république, nous sommes en franc-maçonnerie. Par quel concours de circonstances la France est-elle tombée au pouvoir des loges ? Je ne sais. Tous à mon avis nous y avons contribué ; le clergé lui-même a son ea culpa à faire, sont les gouvernements, sont les hommes qui ont voulu en France

CONCORDAT OU SÉPARATION. 21

et qui veulent sincèrement du règne intégral de Dieu, de la recon- naissance absolue de ses droits? Nous avons voulu perpétuelle- ment restreindre ces droits. N'est-il pas vrai que même au sein du clergé beaucoup n'ont pas voulu du règne social de Dieu ; je dis, remarquez-le, n'ont pas voulu ? Vous avez vécu comme moi sous l'empire. Vous vous souvenez des dispositions d'une grande partie du clergé vis-à-vis de Pie IX, vis-à-vis du gallicanisme et des doctrines qui tendent à diminuer et même à étouffer l’action de l'Église, Nous avons toujours voulu donner au diable une part; le diable a pris cette part, puis une autre, puis une autre encore, et enfin de part en part il en est venu à étendre sa griffe sur le morceau entier, et nous voilà en franc-maçonnerie. Pour combien de temps? A Dieu de nous le dire. Nous subi- rons les conséquences du régime sous lequel notre imprévoyance, notre indifférence religieuse, notre défiance incurable des droits et de l’action de l'Église ont fini par nous placer. Mon cher curé, à moins d'un changement dans la forme de notre gouvernement, à moins de graves événements extérieurs, nous verrons la sépa- ration de l'Église et de l'État ; elle est dans la logique.

Nous arrivions. Voilà votre vieux Saint-Ser, me dit M. le curé. Vous le reconnaissez. Mais n'est-ce pas qu'il est bien délabré ? On éprouve un serrement de cœur en voyant tomber ainsi et disparaître l’un après l’autre ces vieux monuments de la piété de nos pères, Et qu’en sera-t-il après la séparation, si elle a lieu? Nous entrons. Nous récitons une prière, Tout à côté de l'autel un petit bassin se réunit l’eau qui suinte à travers le rocher. Nous buvons deux ou trois gorgées de cette eau. Quelle limpidité ! Quelle pureté ! O l'excellente eau ! Le soleil touchait à l'horizon, les genets allongeaient leurs ombres, #ajoresque cadunt de montibus umbræe. Un rapide coup d'œil sur l’ermitage et nous partons. |

Vous n'êtes pas trop fatigué, me dit M. le curé en rentrant au presbytère ? Mais voilà qui va vous remettre. Louise vous a préparé une excellente omelette provençale, une de ces omelettes aux oignons que votre tante faisait si bien et que vous aimiez tant, Et puis, vous le savez, au revoir. Vous m'avez vivement intéressé et je tiens à recommencer avant votre départ. Une pensée m'agitait et me troublait en descendant la colline. Je tré- buchais de temps en temps ; vous l’avez remarqué. C'était elle qui m'enlevait mon équilibre. Mais, me disais-je, si la séparation

22 CONCORDAT OU SÉPARATION.

doit avoir lieu, ne devrait-elle pas avoir lieu au plus tôt ? N'êtes- vous pas de cet avis ? Oh! que je serais heureux de vous entendre sur ce nouveau sujet !

Mon cher curé, tout est joie et bonheur à causer de questions sérieuses avec des esprits droits et ouverts comme le vôtre. Aussi, de grand cœur, quand vous voudrez. |

Fr. TIMOTHÉE.

LA QUESTION D'ORIENT.

En jetant un rapide coup d'œil sur les résultats du Congrès de Vienne, nous avons constaté que trois questions surtout devaient, dans un avenir plus ou moins éloigné, ébranler son œuvre et compromettre cette paix européenne si laborieusement établie : la formation de l’unité Italienne, celle de l’unité Allemande, et la question d'Orient, Laissant de côté pour le moment les deux premières, nous avons cru qu'il serait intéressant et surtout fort utile de faire la synthèse de cette fameuse question d'Orient au XIX° siècle : elle se pose d’ailleurs, avant les deux autres, elle leur survit, et, à l’heure présente, elle n’est pas encore réglée.

Qu'est-ce donc que la question d'Orient ? Ce que l’on entend par la question d'Orient (et je ne prétends pas que cette défini- tion soit la seule bonne), c'est l’ensemble des événements qui ont eu pour résultat au XIX° siècle, de restreindre, ou de maintenir dans son intégrité l'empire Ottoman.

La question d'Orient se pose dès la fin du XVIIIe siècle : elle a pour origine l'ambition politique et religieuse des czars, de relever à leur profit l'empire de Byzance et d’ériger de nouveau sur la basilique de Ste-Sophie la croix, victorieuse du croissant, C'est la fameuse czarine Catherine II, dite la grande, en dépit de ses vices, qui par deux fois, seule d'abord, puis avec le con- cours de l’Empereur Joseph II d'Allemagne, engagea la lutte, mais sans pouvoir la pousser, à cause de l'intervention anglo- prussienne, jusqu'à la réalisation de ses ambitieux projets. Les deux traités de Kaïnardji en 1774, puis de Jassy en 1792 accor- dèrent aux Russes le protectorat des chrétiens grecs de la Bessarabie, de la Moldavie et de la Valachie, avec la possession de la Crimée. La première de ces clauses ouvrait le champ à l'intervention future de la Russie dans les affaires de la Porte.

Il serait inutile de faire l’histoire de cette période : j'ai voulu

24 LA QUESTION D'ORIENT.

simplement la rappeler afin de relier à leur origine les différentes phases de la question d'Orient au XIX° siècle.

Elle en compte cinq principales, car nous ne comptons pas, à cause de son peu d'importance, la guerre entre les Turcs et les Russes, terminée en 1812 au traité de Buckharest, par lequel la Russie, pour avoir son entière liberté d'action contre Napoléon, restituait aux Turcs la Moldavie et la Valachie, mais gardait la Bessarabie. Ces cinq phases sont : la guerre d'indépendance hel- lénique qui va de 1821 à 1829 et se termine par le traité d’An- drinople ; la double guerre du sultan Mahmoud contre Méhémet- Ali en 1837 et 1839, cause d’un conflit européen terminé par la convention des Détroits en 1841; la guerre de Crimée avec le traité de Paris en 1856 ; celle des Balkans suivie du Congrès de Berlin 1878 ; enfin, presque de nos jours, la guerre gréco-turque à laquelle les diplomates européens donnèrent pour sanction le Traité de Constantinople en 1897.

Essayons de jeter un coup d'œil d'ensemble sur la guerre de l'indépendance grecque, et sur la rivalité de Mahmoud et de Méhémet-Ali, Courbés depuis trois siècles et demi sous le joug musulman, les Grecs devaient être les premiers à profiter de l’affaiblissement des Turcs pour tenter de reconquérir leur liberté : ils avaient un instant compté sur le Congrès de Vienne, sur leur compatriote Capo d’Istria fort en cour auprès du czar Alexandre, pour obtenir l'appui des grandes Puissances: mais soulever la question d'Orient, c'eût été jeter le désaccord au milieu du concert européen: les ambassadeurs firent silence, et les Grecs comprirent que, du moins pour engager la lutte, ils devaient avant tout compter sur eux-mêmes. Secrètement assurés de l’approbation du czar, ils s'y préparèrent par deux principaux moyens, la fondation des Académies de Philomuses, et celle de l’'Hétairie dont le centre se trouvait en Russie.

La première était destinée, sous couleur de raviver l’amour des arts et de la littérature grecs, à couvrir l'Europe intellectuelle d'une sorte de réseau d’influences favorables à la Grèce ; la se- conde, plus matériellement agissante, si je puis ainsi parler, véri- table société secrète, répandue dans la presqu'île hellénique, dans les îles, et même dans l’ensemble de la péninsule des Balkans, devait, au jour prochain de l'insurrection, grouper tous ses affiliés les armes à la main. Organisée à Moscou, dès 1816, par des ré- fugiés grecs, l'Hétairie eut l'audace, en 1818, d'établir son siège

LA QUESTION D'ORIENT. 25

à Constantinople, elle déjoua la vigilance de la police Turque, grâce à la complicité des Fanariotes : on appelait Fana- riotes les habitants du Fanar, quartier de Constantinople peuplé par les descendants des familles grecques qui n'émigrèrent pas après la prise de la ville en 1453. Le chef officiel de l’Hétairie, c'était Alexandre Ypsilanti, autre favori du czar: croyant le moment venu d'agir, et comptant sur une intervention de la Russie, il donna, dès 1821, le signal de l'insurrection, en fran- chissant le Prouth à la tête de la sainte phalange pour se jeter en Roumanie, au lieu d'allumer la guerre tout d’abord dans la péninsule hellénique ; c'était une grave faute ; Ypsilanti devait la payer cher: isolé dans les plaines de Roumanie, désavoué offi- ciellement par le czar, prince très mobile, en ce moment sous l'influence de M. de Metternich, vaincu par le Pacha de Viddin, il dut se jeter sur le territoire Transylvanien; et considéré comme révolutionnaire, il n'obtint de la cour de Vienne qu’une prison. Heureusement, un événement fortuit décidait en même temps l'insurrection générale des Grecs.

Ali-Tebelen, Pacha de Janina, despote aussi cruel que son maître le sultan Mahmoud, gouvernait depuis de longues années la province d'Épire: en fait il s'était rendu indépendant de son suzerain, et il assouvissait sur les Grecs ses instincts sangui- naires. L'histoire a conservé le souvenir des deux sièges célèbres qu'il fit subir aux villes de Parga et de Souli et de l’héroïsme déployé par les femmes de cette dernière cité. Traquées par les Turcs, acculées à un précipice, elles aimèrent mieux s’y jeter, au nombre de deux cents, que de devenir la proie de leurs féroces vainqueurs. Or, le sultan, très jaloux de son autorité, résolut de ‘la relever dans ses États, et, enhardi par de légers succès rem- portés sur des Pachas rebelles, il voulut, en 1821, forcer Ali Te- belen à se contenter du simple rôle de gouverneur: c'était la guerre: plusieurs corps ottomans furent dirigés sur l'Épire, mais le vieil ours du Pinde (comme Ali, très âgé, aimait à s'appeler) fit tête aux chasseurs et s’enferma dans sa caverne, je veux dire, dans sa forteresse de Janina. En même temps, pour avoir des alliés, il s’affiliait à l'Hétairie et réclamait le secours des Grecs, ses victimes. Ceux-ci, oubliant leurs trop justes griefs, et coin- prenant quelle occasion unique s'offrait de reconquérir leur liberté, coururent aux armes sous la conduite du célèbre chef souliote Marco Botzaris : pour Ali Tebelen il devait succomber

26 LA QUESTION D'ORIENT.

l'année suivante, en 1822, maïs la Grèce tout entière était debout.

Quelles étaient les forces des Grecs au début de la lutte? Ils pouvaient compter sur des chefs valeureux, de hardis palikares, mais non des stratégistes : Colocotroni, Marco Botzaris et autres : les troupes devaient former des bandes d'insurgés plutôt qu’une armée. Mais aussi le pays, par sa nature tourmentée, devait se prêter merveilleusement, surtout dans le Péloponnèse, à la guerre de surprises et d’escarmouches, à la guerilla. Sans doute, les armées ottomanes, par leur supériorité numérique et leur tactique, avaient grande chance de l'emporter à la longue, maïs la force des Grecs n'était pas sur terre, elle était sur mer, et consistait dans les nombreux vaisseaux, dans les hardis corsaires des îles de la mer Égée. Véritables pirates, mais pirates patriotes, conduits par des chefs d’une bravoure inouïe, les Canaris et les Miaoulis, les habitants des îles devaient faire aux Turcs et à leurs flottes un mal incalculable. |

A la nouvelle du soulèvement, Mahmoud proclama la guerre sainte et se laissa entraîner, dans sa fureur, aux plus cruelles mesures : les chrétiens furent égorgés dans le Fanar, les banques pillées et les églises profanées : le jour de Pâques le patriarche Grégoire fut pendu dans ses habits pontificaux : quatre-vingts évêques ou archimandrites subirent le même sort, En même temps le Pacha Yousouff s'étant rendu maître de Patras, y massacrait 15,000 prisonniers.

Les Grecs, loin de se laisser épouvanter par de pareilles hor- reurs, se mirent en devoir d'affirmer devant l’Europe leur volonté d’être libres et de chercher, dans l'union politique, le moyen de grouper toutes leurs forces. Réunis en congrès à Épidaure, ils proclamèrent, le 1er janvier 1822, l'indépendance de la Grèce et organisèrent un gouvernement provisoire dont les deux chefs furent Mavrocordato, et Demetrius Ypsilanti, frère de l'infortuné Alexandre, Aussitôt une ambassade partit pour Vérone avec mission d'y implorer l’appui des souverains alors réunis dans un solennel congrès : peine perdue ; craignant de faciliter par toute l’Europe, dans leurs États les soulèvements révolutionnaires, s'ils appuyaient l'insurrection hellénique, les Roïis et les Empereurs firent éconduire les envoyés : pour le moment l'Europe demeu- rait sourde à leurs prières.

11 fallut pour émouvoir l'opinion une épouvantable tragédie : d'abord vaincus dans plusieurs petits combats, les Turcs, d'un

LA QUESTION D'ORIENT. | 27

formidable effort, essayèrent en 1822 de jeter bas le frêle édifice échafaudé au congrès de l’Épidaure : l'Hellade fut mise à feu et à sang, le Péloponnèse envahi par trente mille hommes; en vain Colocotroni, par sa ténacité, ses escarmouches incessantes, ses attaques perpétuelles contre les convois, affaiblit l’armée ennemie, l’épuisa à la longue, et en laissa périr de faim et de misère au milieu des sauvages montagnes de la Morée, les der- niers débris. Mais c'est au milieu des îles riantes et ensoleillées de l’Archipel que se déroula le drame principal. La flotte turque attaquée par Miacrelès, par Tombazis (celui-ci avait jusque sous le canon de Mitylène poursuivi et fait sauter avec ses 930 hommes d'équipage, le vaisseau amiral turc), la flotte turque, disons-nous, avait subi plusieurs échecs : Mahmoud rêvait d’une effroyable vengeance : au mois d'avril 1822, le Capitan Pacha, cinglant brusquement vers l'île de Chio, le jardin de la mer Égée, qui venait de se déclarer libre, y débarqua quinze mille soldats. Le feu dévora les églises et les villages; le cimeterre, les gibets, la mitraille firent vingt-trois mille victimes : quarante-sept mille habitants furent vendus comme esclaves. Aussi V. Hugo avait-il raison de s’écrier dans sa belle langue poétique :

« Les Turcs ont passé : tout est ruine et deuil.

Chio, l’île des vins, n’est plus qu’un sombre écueil. Chio qu'ombrageaient ses charmilles,

Chio qui dans les eaux reflétait ses grands bois,

Ses coteaux, ses prés verts, et le soir quelquefois Un chœur dansant de jeunes filles. »

Mais les morts furent vengés : Canaris répondit à ces épou- vantables hécatombes en incendiant la flotte ennemie tout entière, et lorsque les Turcs réussirent à en équiper une nouvelle, il la suivit, l’épia sans trêve ni merci, jusqu'à ce qu'une nuit, par un prodige d’audacieuse vaillance, il se glissa au milieu d'elle, dans la baie de Besika, avec quelques brûlots, puis courant de vais- seaux en vaisseaux au milieu de l’affolement des ennemis surpris par cette attaque nocturne, et des clartés aveuglantes de la flamme, il anéantit jusqu'au dernier des navires ennemis.

Car le bon Canaris dont un ardent sillon Suit la barque hardie,

Sur les vaisseaux qu'il prend, comme son pavillon Arbore l'incendie. »

28 LA QUESTION D'ORIENT.

Cependent l'indignation causée en Europe par les atrocités des Ottomans, servit la cause des Grecs mieux encore que leurs exploits. Victor Hugo dans ses vers, Eugène Delacroix sur la toile, peignaient les malheurs de Chio désolée. Partout s'organi- saient à Londres, à Paris, à Genève, des Comités de Philhellènes pour fournir des ressources et des munitions de guerre aux insurgés. Mieux que cela, des volontaires de toutes les nations s'embarquaient par convois, à Marseille, et des soldats valeureux, des marins, des amiraux, voire des littérateurs allaient porter aux Hellènes l'appui de leurs conseils et de leur épée : c'était, pour ne citer que les plus illustres, le Piémontais, comte de Santa-Rosa, le colonel Fabvier, un Français, le commodore anglais, lord Cochrane, et surtout le fameux poète lord Byron qui, dévoré par un amer scepticisme, désenchanté de tout, sentit battre de nou- veau son cœur en prenant la défense d'un peuple opprimé et consuma rapidement, au siège de Missolonghi, les restes d’une santé ébranlée, dans un dernier élan d’amour pour la liberté. Les peuples d'Europe savaient aussi bien qu'aujourd'hui prendre parti pour les opprimés contre les tyrans, pour les faibles contre les forts : ils le savaient même mieux, hélas! (nous venons d'en faire la triste expérience à propos de l'Afrique Australe) ou du moins ils le savaient d'une manière plus efficace, puisque leur pression formidable allait contraindre les gouverne- . ments à prendre bientôt en main la cause de l'indépendance hellénique. Mais en 1824, date nous arrivons, l'heure quoique bien prochaine, n’était pas encore venue.

Le sultan Mahmoud, furieux de son impuissance à réduire les Hellènes, venait d'humilier momentanément son orgueil jusqu'à faire appel au secours de son puissant vassal (il ne l'était guère que de nom), le pacha d'Égypte, Mehemet-Ali, Celui-ci disposait d'une armée et d’une flotte formidables organisées à l’Européenne, et d’un très habile capitaine, Ibrahim Pacha, son propre fils Méhémet, moyennant récompense, bien entendu, répondit à l'appel du sultan, et dès 1825, Ibrahim, après s'être emparé de Candie, réussissant à tromper Miacrelès, débarquait avec 17,000 hommes dans l'anse de Madon au sud de la Morée. En présence de ce nouvel et terrible adversaire, l'union des Grecs suffirait-elle à leur conserver la victoire? C'était fort douteux. Hélas! cette union n'existait même plus. Les Grecs modernes n'étaient que trop bien les descendants des Grecs de l'antiquité, courageux

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mais profondément divisés. Fiers des succès remportés en 1822 et 1823, se croyant sûrs de leur indépendance, ils étaient déjà la proie de leurs dissensions : deux gouvernements, deux assem- blées à Nauplie, et à Tripolitza se disputaient le pouvoir, les chefs de bandes ou palikares prenaient parti soit pour l’un, soit pour l’autre, et se livraient des combats acharnés. C'est à peine si le débarquement d'Ibrahim put faire momentanément l'union entre les Hellènes : aussi les succès de l’armée égyptienne furent- ils rapides et décisifs : le Péloponnèse fut soumis en 1825, et l'année suivante, Ibrahim franchissant l'isthme de Corinthe, et se jetant au travers de l’Hellade, vint faire sa jonction avec les troupes Ottomanes de Rechid-Pacha occupées au siège de Mis- solonghi. Cette ville, le dernier boulevard de la Grèce occiden- tale, résistait depuis huit mois, avec un indomptable hérorsme qui faisait l'admiration l'Europe, aux furieux assauts de ses ennemis : l’arrivée des soldats égyptiens allait déterminer sa chute. Réduits par un blocus des plus étroits à une famine affreuse, les assiégés tentèrent un coup de sublime désespoir : ils résolurent de s'ouvrir une brèche sanglante à travers les rangs turcs. Malheureusement, l'ennemi fut averti : les Missolonghistes, accueillis par un feu terrible, ne gagnèrent qu’au nombre de 1800 à peine, la ville de Salona ; le reste de la colonne, qui renfermait _ les femmes et les enfants, fat rejeté dans la ville. Les Égyptiens

y pénétrèrent à leur suite. Alors l’évêque Kristos-Kapsalis réu- PEU autour de lui la foule éplorée des femmes, des enfants, des vieillards, se barricada dans un grand édifice étaient contenues les munitions de guerre. Bientôt l'ennemi était aux portes. Déjà il les ébranlait. Le vieil évêque, bénissant une der- nière fois ses ouailles, mit de ses propres mains le feu aux pou- dres : tous furent ensevelis sous les décombres mais avec eux périrent deux mille Égyptiens : c'était le 23 avril 1826,

Pour comble de malheur, la division s'était de nouveau glissée parmi les Grecs, et parmi les membres du gouvernement et parmi les chefs de bande : ce fut, jusqu'en 1827, une effroyable anarchie que fit à peine cesser la nomination de Capo-d’'Istria comme pré- sident et chef du pouvoir exécutif. Au même moment Athènes et l'Acropole courageusement défendus par le colonel Fabier tom- baient aux mains de Rechid-Pacha. La Grèce allait-elle donc périr?

, La catastrophe de Missolonghi avait eu dans toute l’Europe le

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plus douloureux retentissement et avait provoqué pour les Hel- lènes une recrudescence générale de sympathies. Bientôt l'effort de l'opinion publique devint si pressant que les gouvernements, ou du moins plusieurs gouvernements durent intervenir. La situation d'ailleurs n’était plus la même qu’au congrès de Vérone. Alexan- dre Ier était mort: il avait pour successeur son frère Nicolas Ier, czar aussi ambitieux mais autrement hardi et énergique : très mé- content de la Turquie, il était prêt en 1827 à lui déclarer la guerre et à jeter bas son empire. C'était l'intérêt de l'Angleterre d'empêcher une telle solution toute favorable à la Russie: aussi- tôt elle se déclara prête à intervenir en faveur des Grecs (c'était au fond pour surveiller les Russes): la France fit de même par sym- pathie réelle ; et le traité de Londres (juillet 1827) unit dans une action commune les trois puissances: Angleterre, France et Russie.

Ce traité de Londres partage en deux parties très inégales la guerre d'indépendance hellénique : jusqu’en 1827, la Grèce a lutté toute seule; maintenant elle va combattre avec l'appui d'une partie de l’Europe : elle est sauvée. Dès lors les événements se précipitent: blessé dans son orgueil, secrètement excité par l'Autriche, le sultan rejette avec colère la médiation des Puissan- ces : aussitôt la flotte combinée des trois nations se met en devoir d'imposer de force l'armistice aux belligérants le long des côtes, et vient intimer l’ordre de quitter la Grèce à la flotte turco- égyptienne mouillée dans la rade de Navarin : un coup de feu parti d’un brûlot turc amène une riposte, et bientôt une bataille acharnée qui se termine par la destruction complète de la flotte ottomane, le 20 octobre 1827. | | |

Aux yeux de l'Angleterre, c'était déjà beaucoup, c'était même trop que ce malencontreux événement : elle eût voulu assurer aussitôt la liberté des Grecs par un Traité pour supprimer tout motif d'attaquer la Turquie, et de l’affaiblir davantage. Elle obtint que Méhémet rappelât son fils et remit toutes les places de Morée au corps d'expédition français du général Maison, mais son but n'était pas atteint : Mahmoud, plus exaspéré que jamais, furieux surtout contre le czar, redoublait, à son égard, de provo- cations insensées, et les troupes russes venaient de franchir le _ Prouth, en 1828.

Les Turcs, attaqués sur le Danube et en Asie, résistèrent avec une énergie que l'on n'aurait pas attendue de ce peuple en décadence ; et s'ils perdirent plusieurs places en Arménie, du

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moins ils fermèrent la campagne de 1828 en Europe, pa: une victoire : les Russes et le czar Nicolas Ier, repoussés de Silestrie, en étaient réduits à une désastreuse retraite. Mais l’année sui- vante, en même temps que Paskievitch poursuivait ses succès en Asie, Diebitch en Europe, reprenaïit vigoureusement l’offen- sive, et secondé par la diversion des Grecs en Épire et en Thes- salie, enlevait Silestrie, franchissait les Balkans, et pénétrait à Andrinople. Les Russes arrivaient sur le Bosphore ; la crise arri- vait à l'état aigu. Qu'’allait devenir Constantinople ? Cependant la France laissait faire, le czar, pour prix de sa neutralité lui ayant promis la frontière du Rhin. Une seule chose pouvait encore sau- ver l'empire ottoman : c'était que Mahmoud consentît à traiter. Épouvantées de voir les Russes si près de Constantinople, l’An- gleterre et l'Autriche, pour arrêter la marche du czar, unirent leur influence, et par leurs sollicitations pressantes, décidèrent le sultan à céder. De rapides négociations amenèrent le Traité d’Andrinople signé le 14 septembre 1829.

Ce Traité portait que le czar rendrait au sultan ses conquêtes européennes tout en gardant l'embouchure septentrionale du Danube, La Russie obtenait la libre navigation des détroits, la confirmation des privilèges de la Moldavie, de la Valachie et de la Serbie, de fortes indemnités de guerre, enfin l'adhésion de la Turquie au Traité de Londres qui plaçait la Grèce sous la protec- tion de la France, de la Russie et de l'Angleterre.

Cette pacification était le triomphe le plus éclatant que la Russie pût à cette époque obtenir en Orient. Par la perte de la Moldavie, de la Valachie, de la Serbie et de la Grèce, dont le régime nouveau était sans nul doute un acheminement à l’indé- pendance absolue, l'empire ottoman démantelé, était ouvert de toutes part à l'influence russe. Le czar tenait en outre la Turquie en son pouvoir, grâce aux indemnités qu'elle était manifestement hors d'état de payer. Il venait d'acquérir contre elle des positions offensives en Asie, Par la liberté de la mer Noire et des détroits, par les avantages commerciaux qu'il venait de s'assurer, par son influence sur les États vassaux et par ses prétentions au Protec- torat de tous les sujets chrétiens de l'Empire, il l’exploitait, la paralÿsait et pouvait à volonté lui chercher querelle ; il la domi- naît ainsi à moins de frais et de périls que s’il se fût emparé de Constantinople. Il s'était donné des airs de modération, et en: réalité, il était le maître en Orient,

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Quelques mois après le Traité d'Andrinople, la Porte reconnut l'afranchissement de la Grèce. Le nouvel État comprenait les Cyclades, Négrepont, la Morée et l'Hellade, séparée au nord, de la Turquie par une ligne conventionnelle tirée du golfe d’Arta au golfe de Voso. L'Épire, la Thessalie, la Macédoine, les îles de Chio, de Samos et de Crète demeuraïient aux Turcs. L’Autriche et l'Angleterre avaient craint, en affaiblissant davantage l'Empire ottoman, de le mettre à la merci des Russes. Ce fut une faute. Les revendications des Grecs non affranchis resteront en Orient une cause permanente d’agitation.

Quant au nouvel État, pour commencer, il se livrait en proie à l’anarchie et à la guerre civile pendant quatre années : après quoi, le président Capo d'Istria ayant été assassiné, les Grecs jugèrent bon d'essayer de la monarchie après la République ; et sur le refus de Léopold de Saxe-Cobourg (on ne trouvait pas de bien enthousiastes candidats au gouvernement d'un peuple si remuant) la couronne fut offerte au fils du roi de Bavière, qui l'accepta et prit le nom d'Othon Ier.

se termine l’histoire de la guerre d'indépendance Hellénique. En deux mots: perte de la Grèce, asservissement déguisé à la Russie, tel est pour l'Empire turc le bilan de cette première phase de la question d'Orient.

Au cours de cette rapide étude, nous avons prononcé le nom de Méhémet-Ali et fait allusion à sa rivalité avec le sultan Mahmoud: c'est de que devaient sortir de terribles complica- tions dont le contre-coup allait ébranler l’Europe tout entière, et la menacer d'une conflagration générale, Cette phase nouvelle, qui comprend elle-même deux périodes, ou si vous préférez, deux péripéties, est tellement grave qu'on la désigne souvent elle seule sous le nom de question d'Orient proprement dite.

Mahmoud et Méhémet-Ali, l'un sultan, l'autre vassal (il était Pacha d'Égypte) sont deux réformateurs, le premier maladroit et malheureux, le second très habile et longtemps heureux. Monté sur le trône en 1808, Mahmoud y arrivait avec un plan de réformes militaires, civiles et sociales parfaitement arrêtées, et de nature (du moins il le croyait) à régénérer la Turquie. Sa guerre avec la Russie, en 1812, sa lutte contre les Pachas rebelles ne lui permirent pas, pendant de longues années, d'accomplir ses des- seins, et par une étrange aberration, c'est en pleine crise, pendant la guerre d'indépendance hellénique, qu'il en commença l'exécu-

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tion: il s'agissait d’ailleurs de réformes militaires plus urgentes, sans doute, que les autres. Elles avaient pour but de transformer, je dirai instantanément, la société musulmane en une société euro- péenne. Mon intention n’est pas de les énumérer, maïs d'en faire connaître simplement le caractère. Elles furent si brutales, accomplies avec un tel mépris des usages séculaires, une telle ostentation de braver l'opinion publique que Mahmoud, honni, méprisé, ne fut bientôt plus pour les vrais musulmans que le sultan giaour (le chien de sultan). Un seul exemple mon- trera sa manière de procéder: il s’agit d’une réforme militaire, une des rares qui amenèrent un heureux résultat. Mahmoud voulait réorganiser les janissaires, autrefois la plus grande force de l'empire, et alors la plus indisciplinée des milices : parut une ordonnance qui devait les transformer en corps dressé et armé à l'européenne. Révolte des janissaires qui crient au scandale, ren- versent leurs marmites (la marmite était leur signe de ralliement, en quelque sorte leur aigle ou leur drapeau : renverser la marmite pour les janissaires, c’est ce que nous appellerions mettre la crosse en l'air); ils se réunissent sur la place de l’'Et.Meïdani. Sans hésiter Mahmoud déploie l’étendard vert du prophète, arme le peuple, mitraille les rebelles dans les rues, les brûle dans leurs casernes. A la fin de l’année, un corps de 20.000 hommes, rompus à la tactique moderne, avait remplacé les janissaires, Avec une telle brutalité, il n'est pas étonnant que Mahmoud ait échoué dans presque toutes ses réformes ; peut-être aurait-il pu les faire adopter à force de prestige et de gloire extérieure; mais nous connaissons déjà ses malheurs et ses défauts : il n'était pas encore au bout. |

Méhémet-Ali, aventurier de génie, à Kavala dans la Roumélie, fut d'abord protégé par un négociant de Marseille, M. Lion, qui lui inspira un vif amour de la France. Après l'éva- cuation de l'Égypte par nos compatriotes, il se rangea du côté des Turcs, gagna les sympathies de la population, et obtint du sultan le titre de Pacha, puis de vice-roi d'Égypte. Son premier soin fut de chasser les Anglais d Alexandrie, puis il se débarrassa par un massacre général de la turbulente milice des Mameluks (1811). Cet exemple Mahmoud allait le suivre, quinze ans plus tard, à l'égard des janissaires : voilà donc l'autorité de Méhémet solidement assise en Egypte: c'est le puissant vassal de la Porte : il va chercher maintenant à se rendre indépendant.

EL FE: XIV = 3

34 LA QUESTION D ORIENT.

Par un coup de despotisme tout à fait oriental, il se déclare unique possesseur du sol égyptien : ses sujets sont ses fermiers ; mais il faut reconnaître qu'il préside à l'administration de ses domaines en propriétaire de génie : travaux d'utilité publique, travaux d'art, création et développement de toutes les industries et du commerce, organisation de l'instruction publique, tout marche de front, tout est dirigé par des Français tandis que de jeunes Égyptiens viennent en France s'initier à notre civilisation. Cerisy crée une marine ; le colonel Selves (plus connu sous le nom de Soliman-Pacha) une armée. Car avec l'argent qu'il tirait des monopoles du commerce et de l'industrie, Méhemet-Ali avait acheté une flotte, organisé une armée de 20.000 Fellahs, équipée, disciplinée à la française, et pourvue d’une belle artillerie. Avec de pareils moyens son fils Ibrahim lui conquérait l’Hedjaz ; son autre fils Ismail la Nubie, le Kordofan et le Darfour. Rien d'étonnant que Mahmoud aux abois l'ait appelé pour conquérir la Morée en 1825 ; maïs l'intervention européenne déjoua ses calculs, et Méhémet- Ali, qui avait fait sans profit pour lui, d’énor- mes dépenses d'argent, réclama une compensation : tout ou partie de la Syrie. Mahmoud profondément humilié d'avoir recourir au vice-roi d'Égypte, et ne voulant pas accroître les forces du puissant vassal qu'il abhorrait déjà, lui offrit simplement l’île de Crète: c'était dérisoire : telle est l’origine du conflit : il comprend, avons-nous dit, deux périodes.

Dans la première (1832-1833), Méhémet-Ali cherche par les armes à se rendre indépendant de Mahmoud : il triomphe, mais l'intervention des Puissances les amène à signer la paix de Hutaïeh. En même temps, la Turquie concède l'entrée des Dar- danelles à la flotte de guerre russe par le Traité d'Unkiar Skeleni.

Dans la seconde période(1839-1841),le sultan cherche à prendre sa revanche : il est de nouveau battu par Méhémet-Ali, L'Angle- terre impose alors, malgré la France, au vice-roi d'Égypte le Traité de Londres très favorable au sultan et fait accepter à la Russie la convention des Détroits qui détruit celle de Unkiar Skeleni.

Une querelle avec Abdallah, Pacha de Saint-Jean d'Acre, qui refusait de rendre à l'Égypte 6000 Fellahs déserteurs, servit de prétexte à Méhémet-Ali pour entamer la lutte en 1831 et satis- faire ses convoitises sur la Syrie. Malgré la défense du sultan,

LA QUESTION D'ORIENT. | 35

Ibrahim, à la tête d’une armée bien outillée, franchit l’isthme de Suez et conquit successivement Gaza, Jaffa, Saint-Jean d’Acre et Damas : la Syrie était en son pouvoir. En vain le sultan exas- péré, déclara-t-il Méhémet déchu, excommunié ; en vain lança:t-il contre Ibrahim une puissante armée commandée par Hussein- Pacha: celui-ci fut vaincu à Homs et Beïlan, près des ruines d’Antioche : Méhémet réclamait les 4 Pachalies de la Syrie : Acre, Alep, Tripoli et Damas. Mahmoud, au comble de la fureur, réunit toutes ses dernières forces, 60.000 hommes, et les confia à un bon général, Reschid- Pacha, l'ancien rival d’'Ibrahim au siège de Mis- solonghi : vains efforts, le désastre de Konieh, en 1832, vint anéan- tir les espérances du sultan, tandis que sans hésiter l’heureux vainqueur poussait droit sur Constantinople, par Brousse et Scutari. Rien ne semblait plus devoir arrêter la marche d’Ibrahim : d'ennemis devant lui, il n’y en avait plus : quant aux populations qu’il traversait, elles lui étaient sympathiques; car l’habile général, protestait, comme son père, de son respect pour le trône des Osmanlis, déclarait, à toute occasion, qu’il venait le consolider et non le renverser, posait, en un mot, pour être le défenseur du Coran contre le sultan giaour. Mahmoud au contraire ne comp- tait plus sur personne, n'était pas même sûr de sa capitale, et l'entrée d’Ibrahim à Stamboul lui semblait devoir être sa con- damnation à mort : éperdu, affolé par la peur et par la haïne, il n'hésita pas à se jeter dans les bras de la Russie en implorant plus spécialement son secours. Quelle merveilleuse occasion pour le czar de prendre pied à Constantinople! Aussitôt la flotte de Sébastopol entre dans le Bosphore, et 5000 hommes, débar- quant sur la côte d’Anatolie, campent autour de Scutari. Grande émotion en Europe, surtout en France,en Autriche et en Angle- terre. Le conflit entre le sultan et le vice-roi allait-il amener un conflit européen ? La France,en particulier,ne voulait pas agir avec la Russie contre Mehémet dont la clientèle lui assurait une telle influence en Orient : elle ne pouvait pas davantage soutenir ouver- tement le vice-roi sous peine de se brouiller avec son alliée d'alors, l'Angleterre. Elle chercha à réconcilier le sultan et le vassal par l’intermédiaire de notre ambassadeur à Constantinople, le vice- amiral Roussin: il fallait déterminer Mahmoud à plier et Méhémet à traiter: ce fut bien difficile, et pendant les négociations, la Russie accumulaïit des troupes autour du Bosphore. Effrayées, l'Autriche et l'Angleterre nous appuyèërent de toutes leurs forces.

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Le souverain turc céda donc d'autant plus facilement que le czar lui même ne s’opposait pas à ce que Méhémet reçût un notable accroissement de puissance. Outre qu'il ne voulait pas s'exposer à un conflit avec la moitié de l'Europe, il ne lui déplaisait pas que la Turquie eût encore à faire de nouveaux sacrifices : plus elle serait affaiblie et plus elle aurait besoin de lui. La paix fut donc conclue le 5 mai à Kutaïeh, par un Traité qui abandonnaïit à Méhémet-Ali,outre l'Égypte,la Syrie entière et le district d'Adana (au pied du Taurus) comme il l’avait demandé.

La paix conclue, le czar n'avait plus qu'à se retirer : il le fit aussitôt avec les apparences du plus complet désintéressement, mais il emportait un Traité secret, qui lui permettait de revenir. Or, il n'y a pas beaucoup de secrets même en diplomatie ; le pacte d'Unkiar Skeleni fut bientôt connu: Nicolas Ier y mettait ses forces de terre et de mer au service de la Turquie, si elle était menacée ; en retour la Turquie s’engageait à ouvrir aux flottes russes le Bosphore et les Dardanelles, ainsi qu’à les fermer à tout bâtiment de guerre étranger, c'était l’inféodation formelle de l’em- pire turc à la Russie. L'Europe jouée sembla quelque temps se préparer à la guerre, mais l'Autriche apaisa pour le moment les passions, et les diplomates furent chargés de suivre avec un soin jaloux les événements d'Orient, afin de ne pas manquer l'occasion, si elle se présentait, de faire échec au czar.

Or, cette occasion ne pouvait pas tarder : il était hors de doute que le sultan et le vice-roi reprendraïent bientôt la lutte, pour y chercher l'un, une revanche, l'autre, de nouvellles conquêtes t.

Mahmoud ne cachait pas son espoir de reprendre la Syrie : Méhémet-Ali réclamait de son côté l’hérédité de ses possessions territoriales : il était impossible de s'entendre, et à Constantinople, comme au Caire, on se prépara activement à la lutte, Quand

1. Le conflit qui était dans la force des choses, écrit M. Thureau-Dangin, s'aggravait encore par le caractère des deux hommes en présence: d'une part, Mahmoud, despote impérieux, emporté et sanguinaire, enivré de son omnipotence et furieux de sa faiblesse, à la fois épuisé et surexcité par la boisson et la débauche, d'autant plus jaloux de la gloire du Pacha, que lui aussi avait tenté, mais sans aucun succès, de réformer et de ranimer l'empire turc; humilié jusqu'à la rage, dans son vieil orgueil de Sultan, d'avoir subi la loi d'un soldat de fortune, ayant voué à ce dernier une haine sombre, implacable, et possédé par cette unique pensée : prendre sa revanche à tout prix et à tout risque; d'autre part, Méhé- met-Ali, plus fin, plus contenu, plus dissimulé, mais fier de ses succès, confiant dans ses forces et son étoile, d'une ambition sans limite et sans scrupule, non seulement aspirant à un pouvoir héréditaire, mais rêvant même de jouer auprès de son suzerain, le rôle d'une sorte Je maire du palais. »

Thureau-Dangin, #astosse de la Monarchie de Juillet, t. IV, p. 4

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Mahmoud eut rassemblé et acheminé jusqu'au Pachalik d’'Adana toutes les forces disponibles de son empire, il donna brusquement l’ordre, en 1839, à Hafèz-Pacha de commencer les hostilités : le sultan se sentait mourir, et les approches de la mort ne faisaient qu'exciter encore son désir de vengeance. Une bataille décisive s'engagea à Nezib non loin d'Alep: la supériorité des manœuvres d’Ibrahim et du colonel Selves leur assura la victoire : ce fut pour les Turcs un épouvantable désastre ; en deux heures ils avaient perdu 164 pièces de canon, 20000 fusils et 9000 prisonniers | Mahmoud ne connut pas sa dernière défaite : il venait de succom- ber brusquement le 1er juillet 1839 à un accès de delirium tremens. Son fils aîné Abd-ul-Medjid, alors âgé de 16 ans, lui succéda : au même moment le favori du sultan défunt, le capitaine Pacha, crai- gnant tout du nouveau règne, appareïllait avec la flotte turque, traversait les détroits et allait la livrer tout entière à Méhémet- Ali. La Turquie n'avait plus ni flotte, ni armée!

Des nouvelles aussi foudroyantes provoquèrent en Europe un émoi bien légitime: qu'Ibrahim victorieux et momentanément retenu par les instances françaises en deçà du Taurus s'enfonçât dans l’Asie Mineure, et aussitôt la Russie pénétrait à Constanti- nople, en vertu du traité d'Unkiar-Skeleni. Et une fois dans la capitale de l’Empire Ottoman, voudrait-elle en sortir? L'Angle- terre et la France d'accord pour empêcher l'intervention du czar, différaient sur l'emploi des moyens. L’'Angleterre (et c'est tout naturel), effrayée de voir s'élever et grandir une puissance amie de la France, au carrefour même des routes qui conduisent aux Indes, voulait détruire l'empire de Méhémet-Ali : du même coup elle consolidait l'empire Ottoman et rendait inutile l'intervention des Russes. Au contraire, l'intérêt de la France, bien qu’alliée de l'Angleterre, lui dictait une autre politique, celle même qu'elle avait déjà suivie avec succès en 1832, et qui consistait à réconci- lier le sultan avec son vice-roi. Dès le 19 juin 1839, lord Palmer- ston, ministre d'Angleterre, avait proposé au cabinet des Tuileries de réunir les flottes des deux pays pour forcer les Dardanelles, si les Russes venaient à pénétrer sur le territoire ottoman. C'était un coup décisif autant que hardi : le gouvernement français s'était refusé à une réponse catégorique, et lord Palmerston, se croyant abandonné, ou plutôt trop heureux de se l’imaginer, ne chercha plus qu’à satisfaire ses rancunes gallophobes en jouant quelque vilain tour à la France. En attendant, sur l'initiative de Metter-

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nich, les cinq grandes puissances déclarèrent par la note du 27 juil- let 1839, prendre sous leur tutelle collective (c'était un premier échec à la Russie qui, d’ailleurs ne pouvait que s’y résigner) la Sublime: Porte, qu'elles engageaient « à s'abstenir de toute déli- bération définitive sans leur concours et à attendre l'effet de l’in- térêt qu’elles lui portaient. » La guerre fut aussitôt suspendue et le nouveau sultan, comme le vice-roi, dut attendre que les cabi- nets se missent d'accord, pour terminer pacifiquement la crise, si faire se pouvait.

La France avait adhéré à cette note, pour n'avoir pas l'air de se séparer du concert européen, et parce que, si elle redoutait des mesures répressives contre son protégé Méhémet, elle le croyait de taille à résister et à garder, en dépit de toutes les conférences, ce qu’il avait conquis. Les mêmes motifs l’engagèrent à se faire représenter à Londres, quand le gouvernement britannique invita les grandes Puissances à une négociation commune sur la ques- tion d'Égypte. Mais lord Palmerston devait avoir assez beau jeu pour former une sorte de coalition contre la France: la Russie comprenant bien qu'elle ne pouvait plus garder le bénéfice exclusif du Traité d'Unkiar-Skeleni, à l'encontre de l’Europe, n'était pas fâchée d'entrer dans les vues de l'Angleterre, et d'abaisser au moins Méhémet-Ali: par Nicolas Ie faisait pièce au gouvernement révolutionnaire de juillet qu'il détestait de tout son cœur. L’Autriche devait se rallier à la même politique, elle qui, depuis vingt-cinq ans, soutenait le principe d'autorité et donnait son appui aux souverains légitimes forcés de réprimer les insurrections de leurs sujets : de plus, il y avait pour elle, un intérêt trop évident, en présence des ambitions moscovites, à maintenir l'intégrité de l'empire Ottoman. La Prusse enfin devait suivre, par habitude, l'Autriche et la Russie. Elle avait souscrit à la note du 27 juillet, maïs croyait avoir en outre un motif parti- culier, En France, le ministère Soult qui faisait cependant fière contenance en face de l’Angleterre acharnée à dépouiller le vice- roi, et réclamait pour Méhémet tout ou rien, le ministère Soult avait été remplacé par le ministère de M. Thiers. Or celui-ci avait publiquement protesté contre notre participation à la note du 27 juillet : il se montrait plus intransigeant que le maréchal Soult, et soutenu par l'effervescence patriotique de la nation, semblait disposé, le cas échéant, à faire tête à l’Europe. La Prusse, effrayée et soupçonnant Thiers de rêver pour son pays la revanche de

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1815 et la conquête des bords du Rhin, lia donc partie avec l'Angleterre, l'Autriche et la Russie.

Cependant, les conférences de Londres suivaient leur cours : Thiers, par l’entremise de notre ambassadeur M. Guizot, s'ingé- niait à en retarder la conclusion, en accumulant les obstacles, tout cela pour gagner du temps. Il négociait secrètement à Constantinople et au Caire, espérant un beau jour réconcilier les deux adversaires au plus grand profit du vice-roi, et mettre l'Europe jouée en présence du fait accompli, Malheureusement, la haine rend perspicace, et Palmerston éventa la ruse de son adversaire: le ministre anglais pouvait compter sur son ambas- sadeur à Constantinople lord Ponsonby, diplomate animé, plus encore que son chef, d'une haïne acharnée contre la France : il n'eut guère besoin de le stimuler, et lord Ponsonby ne réussit que trop bien à empêcher toute réconciliation. En même temps Palmerston, cherchant à gagner de vitesse la diplomatie de M. Thiers, manœuvrait à Londres pour former une quadruple alliance, qui pût, en dépit de la France, imposer au vice-roi le programme anglais. M. Guizot n'était pas sans se douter dans une certaine mesure (il lui manqua peut- être la perspicacité d’un diplomate de race et de carrière) des trames ourdies contre lui, et, à tout hasard, il essayait de persuader à lord Palmerston que la France et l'Angleterre ayant mêmes intérêts en Orient, devaient marcher étroitement unies, à quoi le ministre anglais répondait: « Nous ne nous cachons rien, n'est-ce pas: Est-ce que la France ne serait pas bien aise de voir se fonder, en Égypte et en Syrie, une puissance nouvelle et indépendante, qui fût presque sa création et devint nécessairement son alliée ? Vous avez la régence d'Alger. Entre vous et votre alliée d'Égypte, que resterait-il ? Presque rien, ces pauvres États de Tunis et de Tripoli. Toute la côte d'Afrique et une partie de la côte d’Asie sur la Méditerranée, depuis le Maroc jusqu’au golfe d'Alexandrette, seraient ainsi en votre pouvoir et sous votre influence. Cela ne peut nous convenir. > (Thureau- Dangin, Âistoire de la Monarchie de Juillet, t. \V, pp. 200-201.) Cela lui convenait si peu que, le 15 juillet 1840, l'Angleterre, l'Autriche, la Prusse et la Russie signaïient le Traité de Londres, en dehors de la France et avec l'intention évidente de régler sans elle, au besoin malgré elle, la question d’ Égypte. Thiers était devancé : il était joué.

40 LA QUESTION D'ORIENT.

Le Traité imposait au vice-roi l’ultimatum suivant : il devait évacuer immédiatement Adana, le nord de la Syrie, les villes saintes d'Arabie et la Crète, restituer la flotte turque au sultan : à ces conditions on lui laissait le gouvernement héréditaire de l'Égypte et le gouvernement viager de Saint-Jean d’Acre. Méhé- met avait dix jours pour se soumettre à cet ultimatum : ce délai expiré il perdait le Pachalik d'Acre; s’il tardait trente jours on ne lui garantissait plus rien du tout. Les quatre alliés emploie- raient au besoin la force. Enfin, dans son désir d'aller vite, et d'empêcher la France de mettre à profit les moindres délais, lord Palmerston fit rédiger un protocole réservé : celui-ci portait, con- traîirement aux usages diplomatiques, que les Puissances procé- deraient à l'exécution du Traité sans en attendre la ratification.

Aussitôt la nouvelle connue, ce fut en France un tolle général: la nation tout entière mettant son point d'honneur à ne pas abandonner notre protégé, se jeta résolûment dans le parti de la guerre: depuis les jours sombres de la Révolution, jamais pareille explosion de patriotiques colères: Louis-Philippe lui- même, soit ruse, soit conviction, paraissait jusqu'à un certain point partager le belliqueux enthousiasme de son peuple: quant à M. Thiers il fit signer au roi des Ordonnances pour augmenter la marine et rappeler sous les drapeaux les soldats en congé jusqu'à concurrence de 500.000 hommes: en même temps com- mencèrent les travaux des fortifications de Paris, Le Président du conseil, certainement plus téméraire et plus guerrier que le roi son maître (il se croyait un grand-capitaine depuis qu'il avait écrit l’histoire du consulat et de l'Empire) voulait-il formellement engager les hostilités ? C’est possible, maïs pas absolument sûr. En tout cas, le souverain, comme le ministre, voyaient surtout dans leurs démonstrations militaires le moyen de se donner con- tenance devant l’Europe, et ils ne préparaient la guerre à tout hasard, que pour le printemps suivant : persuadés de la force de résistance du Pacha, comptant sur l'approche de l'hiver, ils croyaient fermement que Méhémet tiendrait en respect ses adver- saîres jusqu'en 1841, si même il ne leur avait pas déjà démontré pour cette époque qu'il était invulnérable. Malheureusement leur calcul reposait sur une appréciation erronée de la puissance du Pacha, et les événements allaient donner bientôt raison à l’au- dace de Palmerston.

Dès que Méhémet-Ali eut connaissance de l’ultimatum du

LA QUESTION D'ORIENT. 41

15 juillet, il s'écria avec fierté: « Je ne rendrai qu’au sabre ce que j'ai conquis par le sabre. > Mais déjà, sans avoir attendu sa réponse, une escadre anglo-autrichienne bloquait les côtes de Syrie : une révolte fomentée par le machiavélique Palmerston éclatait juste à point dans le Liban et retenait à l'intérieur du pays les meilleures troupes d’Ibrahim: Beyrouth bombardée par sir Charles Napier capitulait le 12 septembre, et la Porte pronon- çait la déchéance de Méhémet-Ali. En France, ce fut un redou- blement de fureur, et Thiers signifiait à l’Europe un casus belli. ]1l abandonnait, disait-il, la question de Syrie, mais si l’on voulait enlever au Pacha la vice-royauté héréditaire de l'Égypte, la France soutiendrait son allié par les armes. C'était une demi- satisfaction accordée à l'opinion publique, car, rien de plus pacifique au fond que ce prétendu casus belli : on y sentait l'ins- piration de Louis-Philippe qui allait bientôt se séparer de M. Thiers pour lui substituer un ministère Soult-Guizot. Les fllusions du roi sur la force du Pacha, étaient évanouies, et il ne visait plus qu’à une seule chose: se montrer le Napoléon de la paix. Le casus belli était simplement une avance aux Puissances; car aucune d'elles (sauf peut-être l'Angleterre) ne songeait à dépouiller complètement Méhémet-Ali.

D'ailleurs les événements se précipitaient avec une rapidité foudroyante : dans le courant d'octobre toutes les villes de la côte syrienne se soumettaient avec le fatalisme oriental à l’escadre anglo-autrichienne ; et le 2 novembre St-Jean d’Acre, écrasé sous un déluge de fer et de feu, capitulait à son tour ; les Égyptiens évacuaient la Syrie ils ne pouvaient plus tenir. Enfin le 27 du même mois, Méhémet- Ali, menacé d’un bombardement dans Alexandrie, signait une Convention par laquelle il abandonnaiït la Syrie et restituait la flotte turque. L’amiral Napier, motu proprio, lui garantissait la possession héréditaire de l'Égypte. Tout sem- blait terminé ; mais l’implacable Palmerston, mis en goût par ses succés,ne jugeant pas la France suffisamment humiliée et le Pacha assez affaibli, désavoua l'amiral anglais et poussa la Turquie à poser au vice-roi des conditions inacceptables. M. Guizot, qui se trouvait alors au pouvoir et cherchait, d’ailleurs avec assez de dignité, à rentrer dans le concert européen par un accord à cinq auquel l'Angleterre seule n’était pas favorable, se déclara prêt à rentrer dans son isolement, et à s'inspirer des circonstances, si le Pacha n'obtenait pas des satisfactions raisonnables. Heureuse-

42 LA QUESTION D'ORIENT.

ment M. de Metternich voulait décidément la paix : il pesa d’une part sur l'Angleterre, et de l’autre sur le sultan, pour le faire revenir sur sa décision: Abd-ul-Medjid céda. Le 19 avril 1841, Méhémet- Ali reçut du sultan un hatli-schérif qui lui garantissait la possession héréditaire de l'Égypte, de la Nubie, du Kordofan et du Darfour, avec le titre de khédive: il payait un tribut fixe, l'Égypte faisant partie de l'empire Ottoman : enfin le sultan se réservait la nomination des chefs de l'armée égyptienne au-dessus du grade de colonel, |

Trois mois après, le 13 juillet 1841, furent conclus à Londres, le premier par l'Autriche, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Russie, le second par ces quatre Puissances unies à la France, deux actes diplomatiques depuis longtemps préparés. Le premier réclamé instamment par M. Guizot, comme condition expresse de sa rentrée dans le concert européen, était une sorte de satisfaction (bien platonique) donnée à notre amour-propre national: il y était officiellement déclaré que la question égyptienne était entièrement résolue, et que le Traité du 15 juillet 1840 était un acte accompli, et rejeté dans le domaine du passé. La France s'épargnait ainsi l'humiliation de souscrire à ce Traité conclu en dehors d'elle ; elle évitait en même temps qu'on y fit la moindre allusion dans le second acte diplomatique auquel prenaient part cette fois les cinq Puissances et qui porte le nom de Convention des Détroits. Cette convention, revisant les Traités d’'Andrinople et d'Unkiar-Skeleni, reconnaissait au sultan le droit de fermer aux vaisseaux de guerre de toutes les nations l'entrée des Darda- nelles et du Bosphore.

La crise était enfin terminée, et l'Europe depuis deux ans suspendue entre la paix et la guerre, se sentait de nouveau raf- fermie sur les bases des Traités de 1815. M. de Metternich donnait la mesure des craintes qui l'avaient assailli, lorsqu'il écrivait à Monsieur de Barante : « Il y a trente ans que je ne me suis vu en une telle tranquillité d'esprit. > Suivant toutes les apparences l'Angleterre triomphait, et Palmerston avait accompli un chef-d'œuvre diplomatique : il avait assuré l'intégrité de l'Em- pire turc, mortifié le czar en l’éloignant de Constantinople, et en lui ravissant le bénéfice du Traité d'Unkiar-Skeleni, affaibli le vice-roi d'Égypte, enfin humilié la France son alliée. Et cepen- dant, même en Angleterre, la satisfaction n'était pas sans mélange: la malveillance britannique avait bien réussi à faire reculer Méhé-

LA QUESTION D'ORIENT. 43

met-Ali ; elle n'avait pu le dépouiller entièrement : la puissance du nouveau khédive et de sa famille concentrée dans des limites naturelles gagnait en solidité ce qu'elle perdait en étendue: la France gardait son patronage sur cette terre d'Égypte dont les esprits clairvoyants devinaient déjà, même avant le percement de l'isthme de Suez, l'importance stratégique et économique. À un point de vue plus général, lord Palmerston avait-il réellement fait œuvre de grand politique? Nous ne le croyons pas: s’il marcha à son but avec adresse et résolution, s’il parvint à l’atteindre en dépit de tous les obstacles suscités par ses ennemis et même par ses amis, il ne sut pas le placer assez haut, au-dessus des satisfac- tions secondaires et passagères de sa jalousie contre la France, dans le domaine des intérêts supérieurs et permanents de son pays. S'il ne s'était pas trompé sur le détail et sur le procédé, il s'était trompé sur la direction générale, En effet, c'était l’avantage de l'Angleterre, tout en diminuant la puissance de Méhémet-Ali, de conserver l'alliance occidentale et libérale de la France: les procédés blessants de Palmerston allaient pousser la France du côté de l’Autriche et l’associer pendant plusieurs années à sa politique de contre-révolution. Quant à la question d'Orient elle- même, en dépit des efforts de M. Guizot qui aurait voulu donner plus d'ampleur à la Convention des Détroits, elle n’obtenait qu’une solution dérisoire. Les Détroits n'étaient clos que par un trait de plume. La Russie demeurait aussi forte, la Turquie aussi faible. Pour le czar, il comprenait que s’il avait contribué à mortifier la France, il avait joué le rôle de dupe, au profit de l'Angleterre, et à son propre préjudice en perdant le terrain gagné au traité d'Unkiar-Skeleni. Nicolas Ier songeait maintenant à le reconqué. rir. Mais il lui fallait pour cela rompre avec l'Angleterre son alliée de la veille. Il devait sous peu d'années en arriver là, et la Con- vention des Détroits portait en elle le germe de la guerre de Crimée.

Victor CHARAUX.

Le PÈLERINAGE ne CLAUDE-ALBANY.

(Suite) 1.

Tout contre l'abbaye de San Benedetto serpente la Strada di Gabbiano ; sur ce sentier, François mourant fut ramené de Nocera à Assise ; un peu plus haut, proche de la colline, c'est la villa Gualdi, jadis hospice des lépreux. Là, tandis que sur le point de quitter ce monde, François est transporté vers sa chère Porziun- cula, il fait arrêter le convoi : il se tourne vers sa ville natale, il la contemple, et ses oliviers, et ses hêtres, et ses champs, et ses som- mets, et son firmament. Mourir de la sorte, l'œil plein de visions tant aimées, n'est-ce pas être plus près de Dieu ? s’écrie fra Angelo.

Derechef voici la Porziuncula : tout y parle de la mort du Saint. La cellule le séraphique patriarche rendit à Dieu son âme était, à l'époque de François, l’infirmerie, Le visage de fra Angelo resplendit sous les larmes, et Claude Albany devine la nouvelle stance de la Canzone: sur la toiture de cette cellule, dit en effet le religieux, les alouettes, au rapport de notre Bonaventure, vinrent chanter. Le 4 octobre, chaque année, à l’aube, on entend un concert d'oiseaux et de légers battements d'ailes, autour de l'édicule vénéré, d’insignes reliques se conservent, de François, telle la corde à trois nœuds, vous pouvez remarquer le sang des Stigmates ; maïs la statue du Poverello, par Della Robbia, d'après le masque moulé sur la figure du Saint, après sa mort, sollicita la vive attention de Claude Albany. Ainsi cette effigie restituait les traits de François!

La Colline du Paradis rapproche toujours plus Claude Albany du Saint. C'est que furent transférés les restes de François. Un

1. Voirle No des Évudes Franciscaines, juin 1905. Nos lecteurs voudront bien nous pardonner d'avoir abrégé le beau travail de M. Odysse Richemont. Ils pourront se dé- dommager en se procurant l'ouvrage complet que l'écrivain distingué doit faire paraître dans Ja suite. N. D. L. KR.

LE PÉLERINAGE DE CLAUDE ALBANY. 45

grillage permet de voir une partie du sarcophage. L'aspect sauvage de cette colline ne peut que plaire à un amateur passionné de pittoresque tel que le jeune Albany. À mesure que s’est déroulée la guirlande religieuse et poétique, les pèlerins se sont avancés dans le cœur de la nature et de la solitude ; il semble, à l'entre- prise de fra Angelo, qu'après avoir suivi François jusque sur sa couche funèbre, ils veuillent le suivre par de le tombeau, et, avec lui, gravir les hauteurs. .

Fra Angelo adopte une ravine sous l'épaisseur des hêtres, et qui les laisse sur l’ancien cheinin des prisons. Après avoir esquissé les lignes générales de son sujet, fra Angelo recherche avec amour les lignes accessoires, liaison indispensable des traits du tableau ; détails qui souliguent, caractérisent, expliquent un acte, lui donnent sa raison, sa valeur. La forêt se forme et insensible- ment prend les pèlerins ; sous de profonds rideaux de lierres et de buissons, ils découvrent l'Ermitage des Carceri, et c’est bien une retraite un penseur rêéverait de s’abstraire ; solitude pré- cieuse à François et à ses compagnons, qui, pour s'approcher plus près de Dieu, s'enfonçaient toujours plus avant dans la nature. Mais la montée continue, multipliant les splendeurs du paysage. Sans cesse, en ces romantiques montagnes de l’Ombrie, les pèlerins croisent des cascades et franchissent de joyeux ruis- seaux. Derrière eux s'accroît, s’élargit, se creuse le cirque des vallées ; les sommets s'ajoutent aux sommets. Les contreforts de Rocia-Maggiora, vers le couchant, ont dérobé la ville sainte, comme la surnomme le vieux moine ; la solitude est d’un gran- diose et d’une sauvagerie qui émeuvent. Les hêtres se rapprochent, alliant leurs branches ; en bas, la vallée est solennelle. Avec un flux de paroles et d’onomatopées qui amusent Claude Albany, fra Angelo répète les arrêts. Il possède à fond cette contrée ; il en sait, par le menu, les détails ; il semble, pourtant, les décou- vrir aujourd’hui seulement ; il fait bientôt remarquer à son jeune ami, avec un air plus large et plus vif, la conformation de prairies, et tout à coup, c’est le plateau, l’admirable plateau de l’admirable Subasio ; c’est une lande sans fin, d’un gazon de velours, des fleurs champêtres et encore des fleurs, toute la gamme des cou- leurs, toute la palette des corolles du bon Dieu.

Fra Angelo et Claude Albany s’assoient sous le dôme des pre- miers hêtres d'un épais bocage ; le vieillard, dans le duvet qui leur sert de siège, collige des renoncules et des pâturins. Il

46 LE PÈLERINAGE DE CLAUDE ALBANY.

s'arrête brusquement, et, de sa bottelée fleurie, désignant les arbres :

Entendez-vous ? dit-il ; et son regard clair d’eau de roche s'illumine d'expression amoureuse et de tendresse communica- tive. Le matin, de fort bonne heure, poursuit le moine, j'écoute, toujours avec ravissement l'harmonie des arbres qui enveloppent le Sacro-Convento. Oh ! que j'aime le spectacle de ces âmes frétil- lantes, la musique de leurs mouvements ! les arbres ! Tenez... Vous m'avez pârlé, et votre manuscrit est plein de Jean-Jacques Rousseau. J'ai lu, jadis, moi aussi, Rousseau, avec passion.

Maintenant fra Angelo est lancé ; la rencontre du détail,” du souvenir de François ne peut désormais l’interrompre, et Claude Albany va connaître jusqu’en son tréfonds l’Âme de son compa- gnon. | |

# + +

Rousseau gardons-nous bien de le nier! aime la nature, et sa plume est un pinceau magique ; mais, prenez-y garde, son amour a quelque chose de réfléchi, de calculé, d’étudié ; chez François d'Assise, cet amour est spontané, jaillit brusquement du cœur. Jean-Jacques dit quelque part qu'il ne fut jamais malade à la campagne ; il y souffrit beaucoup cependant ; souvent, se sen- tant plus mal qu’à l'ordinaire, il disait: Quand vous me verrez prêt à mourir, portez-moi à l’ombre d'un chêne, je vous promets que je reviendrai. Il convient d'admirer cette parole, mais de lui préférer ce geste et ce mot de François ; apercevant un bel arbre, dans la forêt, notre bienheureux se précipite, l’'embrasse et s'écrie : Je te salue, ô mon frère l’arbre ! On pourrait, de la sorte, glaner dans l’un et l’autre et établir un parallèle ; ceci encore: sur le point de mourir, Jean-Jacques demande à être approché de la fenêtre afin de voir une fois encore la verdure ; en vérité, ce mou- vement ‘est digne. François prêt, lui aussi, à rendre son âme blanche, se fait transporter à Santa Maria degli Angeli ; arrivé à l’hospice des Lépreux, cette villa Gualdi que vous avez vue: «€ Tournez-moi, dit-il, du côté de la ville. ÿ Alors, se soulevant sur sa couche, il prononce ces paroles : Soyez bénie du Seigneur, ville fidèle à Dieu, parce que beaucoup d’âmes seront sauvées en vous et par vous. Un grand nombre de serviteurs du Très- Haut demeureront dans l'enceinte de vos murailles, et plusieurs de vos citoyens seront choisis pour la vie éternelle ; » et son visage

LE PÈLERINAGE DE CLAUDE ALBANY. 47

amaïgri se couvre d’amoureuses larmes. Quelle scène 1! Jean- Jacques songe à la satisfaction d'un ultime plaisir absolument personnel ; François veut encore et toujours le bien général.

Les arbres! François les aimait, surtout en souvenir de la très adorable Croix de notre Sauveur. Quand, dans les montagnes, les frères allaient couper les arbres, François leur recommandait de laisser des rejets pour perpétuer chaque essence. David, qui a tant emprunté de si gracieuses et énergiques figures à la nature, qui a embelli et parfumé ses poèmes des merveilles de la terre, se plaît à comparer les Justes à des arbres: Le juste, dit-il, feurira comme le palmier, et il croîtra comme le cèdre du Liban ?.

Les bois de la Porziuncula enlaceront François de la magie de leur grandeur. Les bois furent pour notre Ordre, ce que les bocages, autour des temples des divinités mythologiques, furent pour les Anciens : nos bois sacrés. Il y avait une chapelle et un refuge bien chers au Poverello, qui aimait à répéter : { Gar- dez-vous de quitter jamais ce séjour. Si l'on vous chasse par une porte, rentrez par une autre, car ce lieu est véritablement saint et la demeure de Dieu 5. » |

Sous cette feuillée qui sépare l’homme du monde, François assemblait ses frères ; ceux-ci s’asseyaient sur le gazon ; François avec cette simplicité délicieuse, avec aussi cette ardeur qui nous enflamme à notre tour leur parlait encore et toujours de Dieu, car la nature ne peut se comprendre sans Dieu ; car, sans Dieu, le murmure de l'arbre serait un souffle de mort, et la voix de la montagne un hurlement de malédiction!

Ernest Hello, dont j'admire la justesse et la profondeur des pensées, écrit quelque part à peu près ceci : [l y a des hommes qui demandent au brin d'herbe un secours contre les cèdres du Liban, et au caïllou de la plage une consolation contre la grandeur gênante de la mer, au lieu d'admirer la vaste mer et les grands arbres du même regard 4. L'œil de l’homme est fait pour l’espace, dit-il encore *, Il ne faut pas, pour cela, mépriser la pelouse gazonnée, pastillée de calices polychromes : tout est l’œuvre

1. Le peintre José Frappa (mort à Paris, en février 1904) a exposé, au Salon de 1880, un tableau rappelant les derniers moments de saint François d'Assise. »

2, Ps. XVI, v. 10-12.

3. Thomas de Celano, Vita secunda, p. 11, cap VII. Cf. Paul Henry, Saint François d'Assise et son École. |

4. L'Homme, p. 130, édit., Didier, Paris.

s. dôid., p. 132.

48 LE PÈLERINAGE DE CLAUDE ALBANY.

LI

magnifique du Créateur, tout est sorti de sa pensée féconde, et Dieu, d’ailleurs, ainsi que le dit encore le Roi-prophète, jasf croître l'herbe et la plante pour le service de l'homme 1.

Et ces montagnes? n'est-ce pas qu'elles sont merveilleuses ? Jean-Jacques a célébré la montagne qui assainit le front et l'âme. Sans cesse David parle de la sontagne sainte, des mon- tagnes de Sion, et dans le style des livres sacrés, les cieux sont fréquemment appelés les saintes montagnes. Votre Frédéric Ozanam, qui a si bien compris l'âme franciscaine, écrit que les montagnes, avec leurs variétés, ressemblent à la nature humaine ; il voit en elles l’image de notre âme à laquelle elles disent beau- coup de choses 2,

Les hauteurs ont été sanctifiées par Jésus-Christ : le Thabor, et le Golgotha sont comme les deux pôles de sa vie active et glo- rieuse, et son magistral sermon fut prononcé sur la montagne ; les montagnes de l'Orient se sont peuplées de laures et d'ermites ; dans l'antiquité, les prophètes se retiraient sur les sommets, et les saints de la nouvelle Loi se sont recueillis sur les pics ; ils y ont reçu les faveurs les plus remarquables ; Dieu s'est manifesté à eux avec plus d'intimité et d'amour en ces retraites qui éloignent des misères du monde et voisinent avec les sublimités du ciel. Quel est le mont, quelle est la cime culminante qui ne porte, telle une gemme sertie dans un velours d'azur, une basilique ou une simple chapelle ? |

Ah! cette montagne que le catholicisme montre à l'homme à la fois comme un sanctuaire et un gradin, n'est pas cette montagne sombre de votre Gæœthe préféré ; elle n'est pas le séjour de la terreur ni de l'angoisse ; si Méphistophélès se plaît à l'envelopper de brouillards, à l'emplir de gémissements, de clameurs et de plaintes 3, le chrétien s'écrie : J'az levé les yeux vers les montagnes d'où me viendra le secours 1,

Dans la vie de François, la montagne joue un rôle considérable ; on ne peut dissocier le souvenir du Saint d'avec ce Monte del Alvernio, qui domine toute la chaîne des Apennins. Le chevalier Orlando de Chiusi di Casentino, en l'offrant au Poverello, lui dit que cette montagne était vraiment religieuse. Isolée et sauvage,

1. Ps. CXLV. 9.

2. Œuvres complètes, t. X, p. 1715. 3. Gœthe, Faust.

4. Ps. CXX, 1.

LE PÈLERINAGE DE CLAUDE ALBANY. 49

avec ses précipices, ses gorges et ses ravines, oh ! comme elle convient à notre vie solitaire et pénitente ! Elle fait naturellement songer au Golgotha ; le peuple croit, et je crois avec le peuple, que l’Alvernio porte les marques du bouleversement universel à la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ r. Dante dit : VeZ crudo sasso ?, Pourquoi François n'en aurait-il pas aimé l’aspect sévère et mortifié, le silence profond, la paix troublée, la majesté de ses asiles sous le couvert des hêtres ?

L'Alvernio! Mais tout notre François est là, et surtout la nature s'est révélée à lui, ou plus exactement pardonnez-moi : n'ai-je pas employé l'ordinaire langue des hommes ? c’est que Dieu s'est de préférence manifesté à lui dans ses œuvres. Connaissez-vous rien de plus gracieux que cette prise de posses- sion? Un jour qu'en compagnie de quelques frères, il s'isole, dans un ravin de l'Alvernio, afin de s'y recueillir, notre séraphi.- que père se voit tout à coup enveloppé d’une multitude de petits oiseaux, qui se posent, raconte notre cher Bonaventure 3, sur sa tête, ses épaules, sa poitrine, ses mains, chantent, agitent leurs ailes. Je crois, mes bien-aimés frères, dit le Poverrello à ses com- pagnons, que notre Seigneur désire que nous habitions ce mont solitaire, puisque nos petites sœurs et nos petits frères les oiseaux témoignent tant d’allégresse à notre arrivée.» Aussitôt, contre un hêtre aux branches protectrices, François se fait construire une cellule, et là, oh ! écoutez la belle histoire, le soir venu, il groupe les frères, et, tous assis à l’aventure sur la mousse des rochers, devant la vallée pleine d'ombre et de mystère qui leur envoie, tel l’encensoir, les aromes de ses essences et de ses landes, François parle de Dieu et des splendeurs de la terre et du ciel. Enseignement sublime, et qui rappelle celui du Christ, son divin modèle.

Mais à la nuit, le Saint aime à se retrouver seul, en cet asile de l'amour ; sous la lueur des étoiles, dans le repos de la nature, François poursuit, en son Ame, ses entretiens affectifs avec Jésus-Christ. Dans le chant des hymnes et des cantiques, dans la récitation des psaumes, dans l’extase, versant des larmes amou- reuses, savourant les délices que Dieu réserve à ses prédestinés, passent les heures solitaires de la nuit, Souvent, seul encore, il

1. Baronius.

2. Un Apre rocher.» / Paradiso, canto XI.) 3. S. Bonaventura, Legenda S. Francisci, cap. VIII.

E. F, _—— XIV, _— 4,

50 LE PÉLERINAGE DE CLAUDE ALBANY.

s'enfonce dans les profondeurs d’une gorge. Il s'arrête sur un rocher, il se prosterne et médite sur la passion du Rédempteur ; déjà il éprouve en lui les premiers feux de cet amour qui aura, en cette sainte retraite, son sublime couronnement. Alors, dans la componction de son cœur, François verse des larmes abon- dantes et brûlantes ; puis s'adressant aux créatures, il s'écrie : Oiseaux du ciel, ne chantesz plus, inats gémissez, donnes à vos con- certs des accents désolés ; grands arbres qui portes si haut vos têtes, abaïissez-vous, rompez vos branches, convertissez-vous tous en autant de Croix pour honorer celle de Jésus-Christ ; et vous, rochers, brisez-vous, amollissez-vous et pleurez ! Pleurons ! Pleu- rons ! clame-t-il, en provoquant l'écho de la sainte montagne.

Ainsi, la montagne conquit François, et remarquez-le: jamais il n’entreprendra rien sans se recueillir d'abord, soit sous les arbres de la Porziuncula, soit parmi les rochers de l’Alvernio, dont les sommets enfin seront les témoins de la divine scène de la Stigmatisation, de l'impression sur les membres du Patriarche de ces plaies qu'un de nos frères vit sous la forme de cinq étoiles lumi- neuses.

La nature entière nous crie: Plus haut, toujours plus haut! Aussi bien, de toutes les visions, de toutes les contemplations, la plus merveilleuse, la plus émotionnante, c'est celle de ce firmament. Le firmament est la splendeur des splendeurs visibles. Du sommet, oh ! que l'horizon est un spectacle grandiose ! Tous les saints contemplateurs ont fixé cette voûte, qui est comme le centre des pensées et des aspirations humaines, et qui, par le mystère de son immensité, satisfait en partie les désirs de l'âme. L'ermite en prière, la nuit, sur son rocher; la vierge cherchant, dans son invocation,un coin de l’azur; le religieux devant la fenêtre de sa cellule ; le martyr fixant avec bonheur le bleu des espaces qui s’entr'ouvrent à ses appels, proclament la grandeur et la magnificence des cieux. Que cette terre me paraît vile, s'écriait Ignace de Loyola, lorsque je contemple le firmament ! David, qu'il faut toujours lire, toujours admirer, toujours citer, n’a jamais été mieux inspiré que lorsqu'il en chante les beautés ; jamais ses accents n’eurent une telle sublimité : les creux racontent la gloire de l'Éternel, et le firmament publie les œuvres de ses mains. Le jour parle de Dieu au jour, et la nuit le révèle à la nuit. La voix de ces paroles n'est pas une voix que l'on n'entend pas. C'est une parole qui a éclaté dans toute la terre, une voix

LE PÈLERINAGE DE CLAUDE ALBANY. SI

qui résonne aux extrémités de l'univers 1.:. Ne regardons pas toujours la terre ni le brin d'herbe; nous sommes faits pour considérer les beautés de l’empyrée. Savez-vous comment ceux qui ignoraient son nom, désignaient le même Loyola ? Ils disaient: C'est cet homme qui lève constamment les yeux vers le ciel et qui nous parle toujours de Dieu.

x"

La nature est une élévation, une ascension. Non, celui dont le cœur ne monte pas vers le Créateur ; non, celui dont l’âme ne tend pas vers Dieu, celui-là ne peut pas savourer les véritables beautés de la nature.

Vous avez raison de détester la ville, la grande ville surtout ; et vous avez raison d'aimer la campagne, la campagne solitaire surtout. La ville, hélas ! c'est le désordre; les châtiments du ciel ont toujours menacé et atteint la ville, parce que le crime se développe de préférence au sein des multitudes, Ces vastes agglomérations étouffent toute poésie, tout idéal, et, disons le mot, toute élévation vers le Très-Haut.

Mais éloignez-vous des murs et des grilles de la ville, fuyez l'étroitesse de ces rues d'où l’on ne découvre que de petits carrés d'un ciel noirci de fumée ; allez vers les champs, la vallée, la mon- tagne ; en présence de ces espaces, de ces horizons, devant ce firmament qui se perd en des profondeurs insondables et je ne fais que traduire vos sentiments personnels quel apaise- ment aussitôt, quel soulagement ! Vous vous sentez, n'est-ce pas? réellement plus léger, plus alerte : le nuage des préoccupations a quitté votre front, l'étau du souci a lâché votre cœur ; et votre âme, dégagée des passions malsaines, tend à s'élever, mais surtout si, dans la grandeur du paysage, dans la sérénité de la nature, dans la magnificence de l'univers, vous cherchez Dieu.

Vous m'avez dit vos amitiés pour Rousseau, Lamartine, pour tous ceux que la nature et la solitude ont séduits et inspirés. Ils ont écrit des pages ravissantes. Mais combien le simple François d'Assise, notre Poverello, leur est supérieur, infiniment supérieur à tous! Lui a aimé la nature, sincèrement, ardemment, pas- sionnément, avec cette fougue qui l’embrasait, le transportait en toutes ses entreprises, le faisait frissonner comme l'arbre et

1. Ps, XVIII, v. 1-4

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vibrer comme la harpe. C'est que pour aimer véritablement la création, il faut aimer véritablement le Créateur. Qu'est-ce que la pensée sans son auteur, et pouvez-vous goûter une œuvre quel- conque, un livre, une mélodie, un tableau, une statue, sans aimer ceux qui les conçurent? Vous ne pouvez séparer les uns des autres ; et si votre amitié pour ces penseurs vous a poussé à des pèlerinages aux lieux qu'ils ont illustrés, c'est que vous aimez ces écrivains qui vous charment. On ne peut s’extasier devant les Fiançailles de saint François et de la sainte pauvreté que vous avez tant admirées et avec raison et en même temps bafouer Giotto, couvrir son nom de mépris et de boue ; et si le Pkédon vous est un ravissement, la personne de Platon vous est précieuse. Et ce qui est si naturel, si logique dans le domaine de l’homme, cesserait de l'être dans le domaine de Dieu ?... Enfants des hommes, m'écrierai-je avec mon séraphique Patriarche, jusqu’à quand aurez-vous le cœur appesanti ? Pourquoi aîimez-vous la vanité de vos pensées et cherchez-vous l'erreur et le mensonge ? Pourquoi ne reconnaissez-vous pas la vérité et ne croyez-vous pas au Fils de Dieu 1?

Ainsi donc la nature est et doit être une élévation. Il faut con- sidérer chaque chose dans ses rapports avec la croyance. Ne jugez jamaïs une œuvre sans la ramener à Dieu, est le véritable criterium de cette œuvre. Si, lorsque vous laissez le site cham- pêtre, vous ne vous trouvez pas meilleur, c'est que vous ne vous êtes pas élevé, c'est que vous n'avez pas compris la nature. Certes, je ne nierai pas que vos auteurs de prédilection comprirent la nature ; mais, dans cette élévation il est des degrés ; c'est une échelle ; parce qu'ils ne cherchèrent pas toujours Dieu unique- ment, et surtout uniquement le véritable Dieu, parce qu'ils se préférèrent à ce Dieu, ils sont restés des hommes, c'est-à-dire des faibles, des traînants, des inquiets. Car sans Dieu, la solitude sature d'égoisme, d'orgueil, de misanthropie, d’ennui, de pessi- misme, et aussi de découragement, de dégoût de vivre, elle verse la lente intoxication de la désespérance.

Par l'élévation, nous nous servons de la création pour devenir meilleurs. La nature est une école, et le monde un enseignement. Pour François d'Assise, cette terre était le livre s’écrivent les leçons du ciel ; ce monde visible, l'image de l’invisible, et cette

1. S. Franciscé Opera, part. 1, p. 7.

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nature comme l'illustration, savante et poétique, de l’œuvre de Dieu. Cet univers l’acheminait à cette ressemblance merveilleuse avec le Christ, qui nous enchante et qui devait faire dire à un de ses fils spirituels: Sfafua viva ejusdom crucifixit, Aux yeux de ce véritable serviteur de Dieu, écrit notre Bonaventure, tous les êtres créés étaient comme autant d'écoulements de cette source de bonté infinie il eût voulu s’abreuver ; et les vertus diverses des créatures lui paraissaient former un céleste concert dont son âme entendait l'accord 2, Lorsqu'il caressait son frère l’agneau, François cherchait à en imiter la douceur, celle du Sauveur, l’Agneau de Dieu; lorsqu'il parlait à sa sœur la tourterelle il en désirait la simplicité et l'innocence ; sa sœur l'onde du ruisseau lui préchait la pénitence ; quand il se lavait, il recherchait de préférence, dans la campagne, l'eau pure et limpide qui em- porte toute souillure 3 ; son frère le feu lui annonçait la puri- fication, sa sœur la pierre lui rappelait la pierre angulaire de l'Évangile 4 : dans les jardins des couvents, il faisait tracer des carrés de fleurs les plus belles et du plus suave parfum : leur éclat et leur odeur, dit notre charmant Thomas de Celano ;, portaient ses désirs vers Dieu ; il aimait les petits oiseaux parce que, ne possédant rien ici-bas en propre, ils remettent à la seule Provi- dence de Dieu tout le soin de leur vie 6 ; son frère le loup lui- même par sa férocité, le rappelant aux supplices de l'enfer, le faisait songer à la miséricorde divine 7, L’'élévation, toujours l'élévation. |

Le chant de ses frères les petits oiseaux le ravissait, ces oiseaux que l’ange de l’Apocalypse convie au grand festin de Dieu 8 Les exquises Æioretts di san Francesco relatent cet épisode : Un jour qu'avec sa brebis, comme il appelait son com- pagnon de l’Alvernio, frère Léon, /a pecorella di Dio, François allait prendre son repas, il entend le cantique du rossignol. Frère Léon, suggéra-t-il, tu chanteras alternativement avec l'oiseau, les louanges de Dieu. Frère Léon s'excusant sur sa

1. La statue vivante du divin Crucifié. » (P. Seguin, minime, /oc. c£t., p, 43.) 2, Legenda S. Francisci, prologus, cap. V.

3. Chroniques des Frères-\fineurs, 11, 41.

4. bid.,

5. I, 10.

6. Fioretti, XII.

7. Jbid., XVI.

8. X1X, 17.

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mauvaise voix : Je le ferai donc moi-même, repartit le saint. Et le dialogue mélodieux commence et se poursuit jusqu’au crépus- cule; alors François confesse humblement que le petit virtuose des bocages l'a vaincu; il le fait venir sur sa main et le félicite de la supériorité de son chant. Une autre fois, toujours au Monte del Alvernio, car cette retraite l'avait conquis par le grandiose de ses aspects et la paix de ses asiles, des rossignols, venus des val- lons, accourent au-devant de François, et font, en son honneur, entendre des concerts merveilleux. Ému, le Séraphique s'immo- bilise, et longtemps il demeure là, comme en extase, bénissant Dieu de son infinie bonté. Entre Cannairo et Béragna, il vit un jour un grand nombre d'oiseaux rassemblés sur les arbres. Tout joyeux, François dit à ses compagnons : Attendez-moi ici, sur le chemin; je vais prêcher mes frères les oiseaux. Au même instant, ces derniers l’enveloppent : Mes petits frères, commence:t:il, vous devez toujours louer votre Créateur et toujours l'aimer, lui qui vous a revêtus de plumes, donné des ailes, et la liberté de voler en tous lieux, Sans que vous semiez, sans que vous mois- sonniez, il vous nourrit, vous donne de grands arbres pour vos nichées et veille sur vos petits. Ainsi donc, louez toujours le bon Dieu 7, Revenant de Syrie, raconte notre saint Bonaventure, François traversait les lagunes de Venise; des oiseaux y chan- taient. Nos frères les oiseaux louent Dieu, dit-il à son com- pagnon; allons comme eux et parmi eux réciter notre office. De tous les oiseaux, il préférait les alouettes, à cause de la cendre de leur plumage, qui lui fournit la couleur de son ordre. A ses dis- ciples il montrait les alouettes, ces oiseaux qui affectionnent la lumière, qui ont horreur de la nuit, dit Bonaventure 2, et qui s'enfoncent dans l'azur en chantant, dès qu'ils ont pris sur la terre quelques grains : Voyez, disait-il, comme ces oiseaux nous enseignent à rendre grâces à notre Père commun qui nous dis- pense à tous la nourriture; ils nous disent de ne manger que pour la gloire de Dieu, et ils nous enseignent de toujours tendre vers le ciel.

L'amour de François pour sa sœur la nature! Rien n'était petit pour lui, rien n'était indigne de son cœur. Et pourquoi dédai- gnerions-nous quoi que ce soit dans cette Création, sortie toute

1. Au Louvre se trouve le tableau de Giotto, qui a immortalisé cette scène. (Fsoretti, X11.) 2. Legenda S. Francisci, cap. x1v.

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ordonnée et harmonieuse des mains sacrées du Sauveur? Écoutez l’auteur de l’Z#zfation, qui est amant de saint François, car c'est la pure doctrine de notre bien-aimé Père qu'il a répandue dans ce livre sublime : Si votre cœur était droit, alors toute créature vous serait un miroir de vie et un livre rempli de saintes instruc- tions. Il n’est point de créature si petite et si vile qui ne présente quelque image de la bonté de Dieu. Si vous aviez en vous assez d'innocence et de pureté, vous verriez tout sans obstacle. Un cœur pur pénètre le ciel et la terre ï, C’est pourquoi François détourne paternellement le ver du chemin afin de le soustraire aux pas du voyageur 2, Le Sauveur Jésus ne s'était-il pas com- paré au ver de terre? L'hiver, il fait porter, aux abeilles du jardin du couvent, du miel et du bon vin pour les nourrir et les réchauffer 3, S'il avait été le maître, écrivent nos Chroniques 4, il aurait commandé aux gouverneurs des villes et bourgades qu’au jour de Noël ils fissent épandre et jeter du blé par les rues et les champs, afin que les oiseaux eussent plus d'occasion de se réjouir en un tel jour, ayant leur manger à souhait. Que c’est admirable! Cela rappelle cette jolie tégende de Walter von der Vogelweide 5, le plus grand des Minnesœængers d'Allemagne et leur chef. Vogelweide signifie pâture des oiseaux. On raconte que Walter avait laissé une certaine somme au chapitre du monastère de Würtzbourg, pour qu'on jetât chaque jour quelques grains de blé sur la pierre qui recouvrait sa tombe, afin que les oiseaux, qu'il avait tant chantés pendant sa vie, y fussent nourris après sa mort. En mémoire du Rédempteur, entre un bœuf et un âne, François priait les possesseurs de tels animaux de leur donner à Noël du foin et de l’avoine en abondance 6 La bonté du saint s'étendait à toutes les créatures.

Que tout cela est beau! Que tout cela élève! Non, il n'est pas parmi les meilleurs de vos préférés, il n’est pas de poète compa- rable à ce mendiant de la petite cité d'Assise, Il tend vers Dieu, mais il entraine la nature avec lui; François veut que la création serve, honore son Auteur, d’une manière active, efficace, et sup-

1. /mitation de Jésus-Christ, Viv. 11, chap. 4. 2. Thomas de Celano, 1, 10.

3. Id.

4. Chroniques des Frères Mineurs, 11, 41.

$S+ 1170-1228.

Ô

. Fioretti, cap. XVI.

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plée, au besoin, à l'indifférence, à l'oubli, aux absorbantes occu- pations de l’homme. Mais aussi, quelle récompense! François tend vers Dieu, et Dieu vient à lui. Sur cet Alvernio qui révéla la nature et son Auteur adorable, Dieu s'imprègne en lui, et, lorsqu'il meurt, François montra la plaie de son cœur sous la forme d’une rose 1, Et voyez l’étroite union de la nature et de son ardent ami. À sa mort, tous les oiseaux chantèrent le triom- phal départ de son âme vers le ciel, particulièrement, disent nos Chroniques, les alouettes ses bien-aimées, qui se répandirent sur le toit du couvent de la Porziuncula, si chère au Saint, vous le savez, grignottant, ajoutent textuellement les Chroniques, ”# chant fort doux et extraordinaire, voire comme miraculeux, qui dura plusieurs heures, célébrant les louanges de leur glorieux saint 2. Mais son Cantique du Soleil qu'il compose avant de mourir, est le résumé final de cet amour universel des êtres et des choses pour Dieu et en Dieu ; c'est comme la synthèse de l'élévation de François vers l’Auteur de toutes les merveilles et de tous les trésors de ce monde. .

Si je vous parle ainsi de François d'Assise, tant et avec un tel enthousiasme, c’est qu'il est mon père spirituel, c’est qu'ici tout est lui et de lui, c'est qu'il a ressenti avec plus de force, c’est qu'il est le meilleur interprète de cette élévation; mais on pourrait glaner et lier une gerbe magnifique de traits semblables chez les autres saints. La nature joue un grand rôle dans la vie religieuse et pénitente ; la sainteté, mais c'est la poésie, et la plus sublime.

Ah! que nous avons tort, croyez-moi, de chercher la poésie ailleurs que parmi les saints et les livres sacrés, La véritable poésie est là, toute là, uniquement. Le reste est à cette poésie ce que la mort est à la vie. On ne lit ni les Saints-Livres ni la vie des saints, fourmillent les sublimités de la poésie. Cette indif- férence et ce dédain sont vraiment criminels, car on se prive des véritables jouissances de l'esprit. Quelles ressources pour l'élo- quence et la littérature on y puiseraïit, quelles énergies et quelles illuminations! Les patriarches, les prophètes, Abraham, Tobie, Jérémie, Ézéchiel, Job, Isaïe, David, comme ils enflamment l'imagination! Le Cantique des Cantiques est la cassolette

1. S. Bonaventura Legenda, cap, Xv1. 2. Cité pour la première fois, en 1385, par Barthélemy de Pise.

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brûlent tous les aromes de l'Orient. Et l'Évangile ? Est-il un poème qui lui soit supérieur ? Quels parfums et quels rayons! Admirons les beautés troublantes de la Divine Comédie; mais à lire l’Apocalypse tout mon être frémit et s’exalte, Écoutez ce cénobite chanter sa retraite, et trouvez dans les Réveries du pro- meneur solitaire, dans Werther, René, Childe Harold, de tels accents, une telle émotion : O#/ quelles sont douces à ceux qui ont soif de Dieu les solitudes infréquentées! Qu'elles sont aimables à ceux qui cherchent le Christ ces retraites immenses la nature veille silencieuse! Ce silence a de merveilleux aiguillons qui excitent l'âme à s'élancer vers Dieu, et le ravissent en d'ineffables trans- ports; là, on n'entend aucun bruit, si ce n'est celui de la voix humaine qui monte vers le ciel, Ces sons, pleins de suavité, trou- Blent seuls le secret de la solitude dont le repos n'est interrompu que par les murmures plus Wdoux que le repos lui-même, les saints murmures des chants modestes. Du sein des chœurs fervents les chants mélodieux s'élèvent et la voix de l'homme accompagne la prière jusque dans les cieux 1.

Non, il n'y a que la divine religion du Christ, il n’y a que l'amour de la Croix qui puissent inspirer une semblable poésie. Il faut nous satisfaire de cette littérature sacrée et hagiographique, supérieure, sans parallèle possible, à toute autre, celle qui réserve les émotions les plus délicates à la fois et les plus vives, |

Oh ! combien il me plairait de vous redire cet admirable Ca- tique des Trois Enfants dans la fournaise de Babylone, que nous psalmodions à Matines : Benedicite omnia opera Domini ; je vou- drais encore mais il faudrait les dérouler tous vous déployer la belle guirlande des Psaumes de David. Il n’est rien de compa- rable à de tels accents. Par exemple, le Psaume 103, le Psaume de la Création: David y célèbre la puissance, la sagesse et la bonté du Créateur dans la formation du monde : il détaille, en une poésie qui est un délice, les merveilles de la terre, les pro- ductions, les trésors de l'océan. C'est bien le plus fini de tous les Psaumes. Et le Psaume 148, le roi-prophète convie la nature, la création entière à chanter le Créateur ; tour à tour il appelle à cette louange les hôtes du ciel, les astres, les eaux, les montagnes, les neiges ; et le Psaume 64, il invoque Dieu pour en obtenir l'abondance des fruits de la terre ; et encore le Psaume 18, Cæ/i

1. Saint Eucher, évêque de Lyon, sur l'Abbaye de saint Honorat à Lérins. .

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enarrant... Magnifique éloge des œuvres visibles du Créateur. Oui, ce sont bien des paroles plus douces qu'un rayon de miel sur les lèvres 1. Élévation ! Élévation ! Lisez, oh ! lisez et relisez ces poèmes de David ; combien, à cette lecture, vous paraîtront fades et froids les accents d’un Virgile et même d’un Lamartine, le plus grand poète du dernier siècle. Ah ! sans doute, ce Lamar- tine est chrétien, maïs je le voudrais plus que chrétien ; je le voudrais franchement catholique ; alors il n’aurait pas cette reli- giosité sentimentale et évaporée, ce relent de panthéisme qui sent trop Jean-Jacques et qui me gâte sa poésie. C’est dans la poésie sacrée et religieuse tels les chants enflammés de François d'Assise que vous trouverez le véritable amour de la nature et de la Création. Il faut tout ramener, tout rapporter à Dieu, non pas à un Dieu vague, à une Divinité nuageuse, qui est sim- plement la divinisation de la nature et de l’homme, partant la négation même de Dieu, ce que fit le paganisme, qui, selon le mot fameux de Bossuet, supprima Dieu, tout en le multipliant à l'infini, et ce que font tous ceux qui ne s'élèvent pas au-dessus des passions humaïnes, mais à ce Dieu, Auteur et Créateur de cet univers, à ce Dieu tout-puissant, infiniment bon, infiniment parfait, souverainement adorable, et qui devait être, dans les transports prophétiques de David, le Rédempteur promis, Jésus- Christ crucifié, le même qu'aima d'une telle ardeur François, lorsqu'il s'écriait : /e n'ai plus d'yeux pour voir la créature ; toute non âme crie vers le Créateur ; ni le ciel, nt la terre n'ont rien qui me soit doux, tout s'efface devant l'amour du Christ ; la luenière du soleil me paraît obscure quand je vois cette face resplendissante ; les chérubins et leur science, les séraphins et leur amour ne sont rien pour qui voit le Seigneur.

Voyez vous ici, ici surtout, voyez-vous l'élévation, la sublimité de l'élévation par la nature vers le Dieu de l'Évangile? La nature enseigne l’amour, et l'amour c’est Dieu ! Qu’'enthousiastes, qu’ad- mirables sont les élans de notre bienheureux Père saint François! Après la scène de la Stigmatisation, en pleine solitude, en pleine nature sauvage, dans ce Monte del Alvernio, Thabor à la fois et Calvaire, François composa un Hymne d'amour, qui est le chef- d'œuvre de l'élévation.

Écoutez ce langage harmonieux :

1. Ps. XVII, v. 5.

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Zn Cristo transformata quasi à Cristo, Cum Dio unita tutta ista divina, Sopre ogn’ altura e si gran acquisito, De Cristo e tutto, 'l suo, sta Regina Or dunca io potesse star pri lristo, De colpa domandando medicina :

MNulla ce pi sentina,

Dove troui peccato ;

Lo vecchio n'è mozzato,

Purgato ogni fetore.….

Non ! non! ne cherchons pas la nature en dehors de Dieu, du Dieu du Calvaire. Sans lui, c’est une nature fade et langoureuse, un assoupissement qui tue les facultés de l'âme. Certains veulent découvrir un antagonisme entre le sentiment chrétien et le senti- ment de la nature. Entendons-nous : Oui, s’il s'agit de la nature des Confessions, des Études de la nature, de Werther, de Childe Harold, de George Sand, de Victor Hugo, de Leopardi: tous aiment la nature seulement pour elle-même, ils se fondent, s’écou- lent en elle, ils laissent Dieu s'éloigner de la nature et la nature de Dieu. Cette nature, je le dis, est impuissante, stérile, dépri- mante, et, tandis que vigoureux, fécond, véhément, le pur chris- tianisme parle de détachement et de sacrifice, leur nature parle de la joie de vivre et du plaisir à satisfaire. Mais ce plaisir et cette joie d’une nature vide de son Auteur adorable, laissent-ils un contentement au cœur? Hélas ! ces inquiétudes, ces plaintes, ces désespérances, ces désirs de délivrance, ces appels à la mort, proclament que cette absence du Souverain Bien n'est remplacée que par l'ennui, la tristesse, le tourment, la souffrance. Dépossédé de la Foi qui est la Vie, l'Homme se replie sur soi avec un farouche désespoir, et n'y rencontre que la Mort. Jean-Jacques passe une vie misérable ; Werther se suicide, CAt/de Harold et René promènent partout leur riche désolation ; Henri de Kleist, Jouffroy, Alfred de Musset, ne cessent de se lamenter, de se plaindre des autres et d'eux-mêmes ; Lamartine s’écrie :

1, Transformé en Lui, mon âme est presque le Christ lui-même ! Unie à Dieu, elle devient presque divine ; Ses richesses sont au-dessus de toute grandeur, Tout ce qui est au Christ est à elle ; elle est reine. Puis-je encore être triste En demandant la

guérison de mes fautes ? Il n'y a plus en moi de sentine se trouve le péché ; Le vieil homme est mort Et dépouillé de toute souillure » (Voir S. Bernardin, Opera. t IV, sermon 4. Jacopone de Todi, Pucsie spirituali, lib. VIT, cantic. 6.)

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Mon cœur lassé de tout, même de l'espérance...

Alfred de Vigny proclame que l'ennui est la grande maladie de la vie ; on ne cesse de maudire la brièveté de celle-ci, dit-il, et toujours elle est trop longue, puisqu'on ne sait qu’en faire. Il est bon, il est salutaire de n'avoir aucune espérance ; l’auteur de Stello ajoute que l'espérance est la plus grande de nos folies, et il propose de l’anéantir dans le cœur de l’homme :, Lamennais traîne une vie mutilée et déclare que fout son cœur presque est déjà de l'autre côté du tombeau 2, Leconte-de-Lisle dira :

J'ai peu goûté de jote et j'ai l'âme assouvie… Que ne puis-je finir le songe de ma vie 31

Léopardi, qui trouve qu'un mort passerait sa journée mieux que lui 4, jette un regard d'envie sur le cadavre de Werther ; il laisse sa pensée s'enfoncer avec joie dans le gouffre du néant *, et se plaît dans l'isolement farouche de sa jeunesse 6 L’Allemand Spielhagen se fait gloire de fout mépriser, se mépriser soi-même, ct mépriser d'être méprisé !

Le positivisme s'est emparé des esprits et les a assombris ; le cœur est las, l'âme sans ressort ; la littérature, l’art, la science, la philosophie sont brumeux ; le réalisme a produit l'horrible ; on ne rit plus, on grimace : l'idée se rapetisse, s'avilit, se traîne, et sur le monde fatigué court un immense bâillement. Tous ces fils du solitaire de Montmorency sont tourmentés par ce que j'appellerai la passion de la tristesse, l’exaltation du pessimisme, le vague orageux de l'âme. Votre manuscrit, mon jeune ami, ce Pèlerinage de Claude Albany, est un écho, qui me touche, des douleurs d’une belle âme ; il retentit avec angoisse de vos cris

. Journal d'un poète. . Correspondance ; fassim. . Poèmes tragiques. . Lettre à Giordani. D'un ineffable émoi mon âme est oppressée, Et du néant humain sondant le gouffre amer, Dans cette immensité s’abime ma pensée ; Et doux m'est le naufrage en une telle mer! (L'Infini, trad. de Lacaussade.) 6. De vous je ne veux rien ! Loin de là, je vous fuis, Triste et le cœur rongé de précoces ennuis, Étranger dans ce bois natal, je m'oublie, Je passe morne et seul le printemps de ma vie. (14...)

un W& N m

LE PÈLERINAGE DE CLAUDE ALBANY. 61

de torture. Lucrèce-l'a écrit: Du milieu méme de la source des plaisirs s'élève je ne sais quelle amertume qui vous saisit à la gorge ! Voilà une parole que vous ne surprendrez point sur les lèvres de notre François, qui peut redire, avec saint Paul, l’Apôtre par excellence : Jar jugé que je ne savais autre chose que Jésus, et Jésus crucifié ; à Dieu ne plaise que je me glorifie en une autre chose qu'en la Croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde est crucifié à mon égard, comme je suis crucifié à l'égard du monde:!\ Cette science suffit à François. Avec elle il goûte, avec calme, avec ferveur, toutes les délices, toutes les leçons de la véritable nature. Celle-ci n’est plus un son vague, éteint, mais une voix éloquente ; elle a un souffle qui lui vient de Dieu et qui se com- munique à notre âme, vibre avec notre âme, transmet ses émo- tions à notre âme, partage celles de notre âme. Dans cette tige que voici, dans ces humbles renoncules et ces barbeaux des prés, Dieu réside ; dans ces hêtres qui nous font un baldaquin de rois, Dieu réside; dans ce Subasio aux paysages sublimes, Dieu réside ; dans ces espaces, dans ces horizons, dans ce soleil, Dieu réside ; Dieu est partout, dans la nature, dans l'univers, il remplit tout, pénètre tout; sans Dieu, c'est-à-dire sans Jésus et Jésus crucifié, c’est la mort ; Dieu est l’auteur, le créateur de la nature, Lui dont la Croix plantée sur un sommet qui dominait la terre, vit cette nature s’endeuiller au trépas de ce Dieu. Plus on pénètre la nature, plus on est frappé de la Sagesse qui l’a organisée ; plus on admire les magnificences de cet univers, plus on découvre le principe divin de qui elles émanent, et plus on s’en réjouit ; la création n’est qu'un bien pâle reflet de la splendeur du Créateur. Que le ciel et la terre, dans leur parure magnifique, se taisent devant vous, Ô mon adorable Seigneur! Car tout ce qu'on admire de beau en eux, ils le tiennent de vous, dont la Sagesse n'a point de bornes, et jamais ils n'approcheront de votre beauté souveraine? |

Non, je n’exagère pas. L'homme qui s'oublie ainsi dans cette nature païenne,se désaffectionne fatalement de Dieu, et lui subs- titue sa propre personnalité, On fait descendre Dieu de son siège, mais on divinise tout, La nature et Dieu, affirme Schiller, sont deux grandeurs égales ; la nature est un Dieu divisé à l'in- fini. Alors la plante, le sommet, le vent, le nuage, l’onde, l'aube, le soir,

1. S. Paul, Gal., vi, 14. 2. Livre IV, chap. 3, de l'/mifation de Jésus-Christ,

62 LE PÈLERINAGE DE CLAUDE ALBANY.

Sont l'image de Dieu par nous divinisée,

comme le dit Lamartine, en une page de panthéisme intense 1. Pour cet homme, la nature est elle-même Dieu, cet univers est sa seule église logique.

Lamartine encore s'écriera :

Que les temples, Seigneur, sont étroits pour mon âme ! Tombez, murs impuissants, tombez ? 1

Victor Hugo proclamera que l’Égdise, c'est l'agur, et quant au prêtre, poursuit le poète, en désignant la lune, hosfie énorme qui monte à l'horizon, Dieu lui-méme officie, et voici l'Élévation 3. Byron fera l'éloge de la sagesse de Zoroastre, qui a placé sur les hauteurs le véritable sanctuaire de Dieu 4 Bernardin de Saint- Pierre décrira pompeusement cette basilique de la nature pour l'opposer à la basilique catholique 5. Mais le panthéisme est la négation même de Dieu. A force de mêler, de confondre ce Dieu avec la matière, on en arrive à proclamer dieu cette matière même ; alors Dieu, le véritable Dieu, l'unique Dieu s'évanouit ; cette terre devient le paradis promis, la créature reçoit les adora- tions jusqu'alors réservées au Créateur. Et peu à peu l’idée même d'un Dieu s’évanouit, devient une abstraction, une chimère, et Lui qui a fait l'univers, Lui qui a placé l’homme au sommet de la création dont ce même Dieu est l’auteur, se voit, par cet homme sorti de ses mains, refuser une existence personnelle, On cesse de dire que Dieu est dans la nature; maïs on dit que toute chose dans cette nature est dieu; Dieu n’est pas dans la montagne, dans la forêt, dans le paysage : maïs le paysage est Dieu, la forêt est Dieu, la montagne est Dieu, le souffle de l'air est Dieu, l'onde est Dieu, le nuage est Dieu, l’astre est Dieu; Dieu, c'est le cœur qui souffre, qui soupire, qui pleure; Dieu, c'est notre pensée, notre prière, les sentiments qui se forment en nous; Dieu, c'est notre émotion. À la suite du Vicaire Savoyard, conséquences de ses négations de la religion révélée, Renan plaisante la Divinité, ce «€ bon vieux mot un peu lourd, ose-t-il écrire, qu'on raffinera peu à peu, jusqu’à ce qu'il ne signifie plus rien; > Hégel ne verra

1. La Afort de Socrate.

2. Harmonies poétiques et religieuses.

3. ÆRelligio { Les Contemplations./

4 Childe Harold, chant III, St. XC.

ge Le Caft de Surate ; Études de la Nature, etc.

LE PÈLERINAGE DE CLAUNE ALBANY. 63

en Dieu qu'un idéal conçu par l’homme, le rêve de son cœur, maïs un idéal, un rêve sans réalité objective; sans aucun souci de la logique, Vacherot dira que Dieu étant l’infinie perfection, il ne saurait exister, car autrement il serait imparfait!! Mieux avisé que ces prétendus philosophes, enfants ingrats qui renient le Christianisme à qui ils doivent tout, le paten Sénèque répondait ainsi aux adorateurs de la Nature : Qu'est-ce que la Nature, si ce n'est Dieu, la Raïson divine répandue dans l'univers ? De quel- que côté que vous vous tourniez, vous le verrez se présenter à vous. Rien n'est vide de Lui; il remplit son ouvrage. Mortel oublieux de ses bienfaits, tu t'abuses donc quand tu dis: Je ne dois rien à Dieu, maïs à la Nature! Car 1! n'y a point de Nature sans Dieu... Appelez-le Nature, Destin, Fortune : ce sont des noms du même Dieu, qui use diversement de sa puissance. » On ne croit plus à la Divinité, mais on fait, comme notre Car- ducci, appel à Satan : il le qualifie de principe immense de l'être, matière et esprit, raison et sens, et il l'invite à présider le banquet des Idées! |

Ah! comme il en va autrement avec nos grands poètes reli- gieux! Écoutez notre François d'Assise, Entendez ces accents: O Père très saint, Créateur, Rédempteur et Consolateur, vous remplis. sez les cieux, les anges et les saints; vous les illumines de votre connaissance, les embrasez de votre amour, car vous êtes la lumière et l'amour; de vous découlent la béatitude, le bien souverain et éternel, et, en dehors de vous, tout n'est rien! Ainsi parle celui dont notre ancien et précieux Barthélemy de Pise s’est efforcé de vérifier l'étroite parenté, la fidèle ressemblance avec le Dieu du Calvaire.

Odysse RICHEMONT. (A suivre.)

LA BÉATIFICATION DANS L'ÉGLISE.

Discours prononcé dans la chaire de St-Similien de Nantes, pendant le tri. duum des BB. Agathange et Cassien, par Monsieur le chanoine Gourau@, supérieur de lExternat des Enfants Nantaïs.

Le 14 inai 1905. Beatificavit illum in glorta.

Il a été béatifñié dans la gloire. (Eccl. XLV, 8.)

M£S BIEN CHERS FRÈRES,

De tous les actes par lesquels l'Église affirme sa souveraine et divine autorité, l’un des plus imposants et des plus solennels est l'inscription d'un de ses enfants au livre d'or de la sain- teté. C'est bien aussi l’un des plus admirables et celui qui atteste le mieux ses prérogatives divines. À la considérer d'un point de vue purement humain, jamais prétention ne fut plus extraor- dinaire que celle de statuer ainsi sur le sort éternel d'un homme. 11 faut avoir conscience d’être une force divine pour oser, ainsi que le fait l'Église, s'approprier le jugement même de Dieu. fl faut à une société une force bien vivante et bien sûre de soi, pour publier la sainteté d’un de ses membres, avec tout l'éclat que l'Église y met et les splendeurs dont elle entoure la proclamation de sa sentence.

C'est pour cela, mes Frères, que votre empressement à ces solennités, la magnificence que vous donnez à ces fêtes, me paraissent bien plus encore un hommage à l'Église notre mère qu'un chant de triomphe à la louange des glorieux martyrs que vous venez honorer ici.

Tout en partageant la patriotique et religieuse émotion avec laquelle vous saluez, dans le B. Cassien, cette fleur précieuse, éclose, il y a trois siècles, sur la terre des Donatien et des Similien,

LA BÉATIFICATION DANS L'ÉGLISE. 65

je me sens plus porté à remercier l'Église des nouveaux fleurons ajoutés à sa couronne de sainteté, qu’à dire les vertus et les géné- reux combats de nos deux bienheureux Cassien et Agathange,

Les voix éloquentes qui m'ont précédé dans cette chaire ont dit, d'ailleurs, mieux que je ne saurais le faire,ces combats et ces vertus. Après l’ample moisson qu'ils ont recueillie à la louange de nos bienheureux, je trouverais à peine à glaner quelques épis échappés à leur cœur et à leur éloquence. J'ai moins à louer nos Saints, par conséquent, par le détail de leur vie que par l'acte même de leur béatification ; j'ai moins à les louer de ce qu’ils ont fait que de ce que l'Église a fait pour eux, en les proclamant bienheureux. On peut, en effet, leur appliquer la parole de l'Ecclésiastique que j'ai prise pour texte, et dire de chacun d’eux que l’Église l'a béatifié dans la gloire : beatificavit 1llum in gloria.

L'Église les a béatifiés pour leur gloire, pour sa propre gloire à elle-même et pour la nôtre, mes Frères, si nous savons profiter des grâces qu'elle nous offre dans ce grand acte de sa souve- raine autorité.

Ce sont les raisons providentielles de la canonisation des Saints en général ; je n'aurai pas de peine à vous montrer que ce sont les mêmes raisons qui ont guidé l’Église dans l'exaltation de nos bienheureux martyrs,

J

La gloire à laquelle Dieu élève les Saints est telle que l'esprit de l’homme est incapable de la décrire et même de l’imaginer : L'œil de l’homme n’a point vu, dit l’'apôtre St. Paul, son cœur n’a jamais compris, ce que Dieu réserve à ses élus. » Vous les com- blez d’un honneur excessif, ose dire à Dieu le prophète-roi: Mimis honoratt sunt amici tui Deus. y Cette gloire et cet honneur leur viennent de Dieu. Mais Dieu n’y a pas limité sa munificence, il a voulu que la gloire leur vînt aussi du monde ; pour cela, il impose à l'Église militante l'obligation d’honorer l'Église triomphante.

Vous savez comme moi que l'Église n'a jamais manqué à ce devoir. |

Pour dire ce qu'a été cette gloire des Saints il faudrait ra- conter toutes les manifestations du culte catholique, il faudrait énumérer toutes les fêtes instituées en leur honneur, tous les tem- ples et tous les autels érigés sous leur vocable ; il faudrait de-

E. F, XIV. 5.

LL

66 LA BÉATIFICATION DANS L'ÉGLISE.

mander à tous les arts de nous montrer leurs principaux chefs- d'œuvre, il faudrait demander à la peinture ces magnifiques pages de la Vie des Saints que devront nécessairement continuer nos peintres modernes, s'ils veulent sauver leur art ; à la poésie, à la musique, leurs hymnes les plus mélodieuses et leurs plus sua- ves harmonies ; à la sculpture et à l'architecture leurs œuvres les plus grandioses ; à l'éloquence ses plus sublimes accents ; il fau- drait demander surtout aux âmes vertueuses de tous les temps et de tous les pays la raison de leurs prières, le secret de leurs hé- roïques sacrifices, de leurs généreuses ardeurs; elles nous répon- draient qu’elles ont voulu honorer les Saints en imitant leurs vertus et proclamer leur puissance en réclamant leur intercession.De tout côté, vous percevriez comme le bruit d'une immense acclamation, s'élevant, depuis les origines du christianisme et sur tous les conti- nents, à la louange des saints couronnés par Dieu dans le ciel.

Chaque fois que l'Église béatifie ou canonise l’un de ses enfants, l'acclamation s'étend, de nouvelles louanges commencent qui ne cesseront pas jusqu'à la consommation des siècles.

N'allez pas croire, mes Frères, qu'il s'agisse ici d’un symbole d'un honneur de convention, profitant bien plus à ceux qui l’ex- priment qu'aux Saints qui en sont l'objet. Sans doute, les Saints pourraient se passer de nos louanges, et c’est l’une de nos con- solations familières, en face de leur petit nombre, de pouvoir nous dire que si nous ne sommes pas au nombre des bienheureux proposés à l’admiration des hommes, il suffit à notre bonheur d'appartenir à l'immense multitude des élus dont Dieu s'est réservé la contemplation. Mais il n'en reste pas moins vrai que les hommages de l'Église sont pour les bienheureux une gloire réelle, dont ils jouissent réellement, et qui fait partie de leur félicité. C'est, peut-on dire, comme une part que Dieu leur accorde dans les hommages que la créature lui doit et ne doit qu’à lui. Pour les récompenser de leur fidélité, Dieu les associe à sa gloire extérieure comme il les associe à sa béatitude. Ils lui avaient tout sacrifié sur la terre, Dieu le leur rend au centuple, même sur cette terre.

Voyez nos deux martyrs, Agathange et Cassien : ils avaient sacrifié leur patrie, Dieu leur donne, comme à son Fils, toutes les nations en héritage, ils seront désormais de tous les pays, l'u- nivers entier les acclamera; ils avaient dit adieu à leur famille, et voilà que maintenant tous les hommes se disent leurs frères; ils

LA BÉATIFICATION DANS L'ÉGLISE. 67

avaient renoncé aux richesses et aux honneurs, et voilà qu’on ne parlera d'eux à l'avenir que pour vanter leur puissance et leur gloire ; le monde avait accumulé sur eux la souffrance et les op- probres et maintenant le monde les salue dans la joie ; le monde les avait méprisés, maintenant il les exalte. Aujourd'hui la ville de Nantes fait un triomphe au petit écolier qu'elle ne remarquait même pas autrefois.

Dieu seul, mes Frères, peut opérer de telles merveilles, Celui-là seul peut béatifier la pauvreté qui dispose des richesses du ciel, béatifier les larmes qui tient en réserve les délices divines, béa- tifier la persécution qui garde les trésors de la justice et de la bonté. |

L’antiquité patenne avait bien imaginé de faire l'apothéose de ses hommes illustres, mais ses honneurs, elle ne les réservait qu'aux grands de la terre. Elle n'eut jamais l’idée d'élever ceux qu'elle avait connus petits ; elle ne sut jamaïs récompenser ceux qui avaient souffert. |

O Sainte Église, parce que tu agis au nom du Dieu qui fait les heureux, seule, tu sais réparer les injustices des hommes en cou- vrant de gloire ceux qu'ils ont indignement outragés ! Seule tu sais réparer leur oubli.

Quelle merveille et quelle leçon pour toi, cité de Nantes! Sans l'Église, tu ignorerais à cette heure l’une de tes gloires les plus pures. Hier encore, tu ignorais qu'à ton histoire, déjà si riche, il manquait une de ses plus belles pages ; c’est l'Église qui te la dicte aujourd'hui; en te révélant la gloire d’un de tes fils, elle te révèle à toi-même ta propre gloire; quand même (ce qu’à Dieu ne plaise), tu viendrais à disparaître, au livre d'or de l’Église, ton nom brillera jusqu’à la fin des temps avec celui du bienheureux Cassien de Nantes.

O Sainte Église, oui, je le proclame!tu es la gardienne de toutes les gloires et de toutes les richesses ; tu béatifies dans la gloire. En travaillant pour les Saints tes enfants, tu montres bien quel im- mense trésor tu renfermes. Aux yeux des plus indifférents eux- mêmes, tu t’'amasses une gloire incomparable.

II

Les plus indifférents eux-mêmes, en effet, sont frappés des vertus qui fleurissent au sein de l'Église catholique: s'ils refusent

68 LA BÉATIFICATION DANS L'ÉGLISE.

d’adorer, ils ne peuvent pas ne pas remarquer tant de dignité humaine et de grandeur morale accumulées dans le monde depuis dix-neuf siècles.

Nulle part, ils n’ont rencontré plus d'honnéteté et de loyauté, plus de fidélité aux ordres de la conscience, plus de respect des droits d'autrui, plus de patience dans l'épreuve, plus de force d'âme dans l’adversité, plus d’austérité dans le devoir, plus d'ab - négation et de renoncement dans le service de l'indigence, plus d’hérorsme dans la vertu. Croyant être très larges envers l'Église, ils lui font cette concession que sa morale est admirable, et ils s'arrêtent là. On dirait qu'ils ont peur de conclure, en remon- tant à la cause de cette grandeur qui les écrase et les subjugue malgré eux.

Dans l'histoire des égarements de l'esprit humain, je ne connais rien de plus étrange que cette aberration, qui l'empêche de reconnaître et de proclamer que la morale la plus sainte ne peut venir que de Dieu; que Dieu doit nécessairement être avec ceux qui l’aiment et le servent le plus fidèlement ; qu'une société capable de faire des Saints doit nécessairement être sainte elle- même; qu'une société, capable de régénérer des millions d'hommes par sa doctrine, possède dans cette même doctrine une source de salut suffisante à régénérer l'humanité tout entière.

C'est la vérité que l'Église ne cesse de proclamer à chaque instant de sa durée, par les grands actes de la béatification et de la canonisation de ses Saints.

À ceux qui l'attaquent elle montre tous les prodiges de sain- teté qu'elle a produits et que produit sans discontinuer sa doctrine, toutes les vertus qu'elle inspire, tous les héroïsmes qu'elle suscite, tous les dévouements qu’elle enfante. Chaque jour elle allonge l'interminable liste des Saints et des Saintes qu'elle a fournis. Elle les prend tour à tour, sur les terres inhospitalières de la barbarie païenne et sur le sol civilisé de la mère-patrie, au foyer domestique et sur le champ de bataille, dans les cloitres et sur les trônes, dans les déserts, les prisons et les hôpitaux, et dans la demeure somptueuse du riche; elle les appelle à l'aurore de la vie, comme au déclin de l’âge; elle choisit indistinctement un enfant, un guerrier, un savant, un pâtre, un roi, une jeune fille, une âme pure,une âme déjà criminelle : tout lui est bon pour faire un saint, parce que tout entre ses mains peut devenir capable de sainteté.

Aujourd’hui plus que jamais, l'Église l’affirme, et elle a le

LA BÉATIFICATION DANS L'ÉGLISE. _ 69

droit de l'affirmer, en présence de cette corruption universelle qui envahit le monde, en face du scepticisme qui rejette sa mission, l'Église affirme qu'elle reste toujours ici-bas la société chargée par Dieu d’opposer toutes les vertus à tous les vices ; la société capable de susciter toutes les générosités, tous les dévouements, tous les sacrifices, toutes les immolations ; la société capable d'entretenir dans le monde l’habitude de la vertu héroïque.

Ce n’est pas à la légère et témérairement que l'Église l’affirme. Lorsqu'elle inscrit un de ses enfants sur la liste des Saints, elle ne le fait qu'après avoir procédé aux plus longues et aux plus minutieuses enquêtes; elle demande à tous ses fidèles de venir témoigner, pour ou contre la sainteté de l’âme dont on lui a vanté la vertu. Elle interroge d’abord ceux qui furent ses concitoyens en les convoquant au tribunal de l’Ordinaire du lieu; elle soumet le jugement de ce tribunal à une commission de trois autres évêques, puis la Congrégation des rites y ajoute une nouvelle enquête. Comme si elle se défiait de l'enthousiasme qu’excite toujours, chez ceux qui en sont témoins, le spectacle de la sainteté, l'Église ne prononce son jugement que cinquante ans au moins, après le décès de l'intéressé. Encore son premier jugement n'est-il pas définitif; elle reprendra de nouvelles enquêtes, de nouvelles informations, avant d'inscrire une âme au catalogue des saints par la canonisation proprement dite. Jamais sagesse humaine ne fut plus vigilante, jamais jugement humain ne fut plus entouré de précautions ; et, à cause de cela, jamais sentence ne fut plus garantie contre l'erreur que la sentence de l’Église proclamant un bienheureux.

L'homme le plus sage s’en contenterait. L'Église ne s’en con- tente pas. Puisque, par la béatification, elle entend surtout proclamer l’œuvre de Dieu dans une âme, elle demande à Dieu de se montrer et de venir affirmer lui-même la sainteté de son élu. Et Dieu obéit, mes Frères; Dieu répond à l'appel de son Église en conférant au bienheureux le pouvoir de faire des : miracles. ;

Si Dieu n’accorde pas ce privilège à l'âme qui a paru si sainte aux yeux des hommes, l'Église s’abstient de juger. Chose plus forte encore ! Une première intervention de Dieu ne suffit pas : après la béatification, pour procéder à la canonisation, elle demande à Dieu de nouveaux miracles. Et Dieu les accorde, mes.Frères, mettant ainsi le sceau divin au jugement de l'Église,

70 LA BÉATIFICATION DANS L ÉGLISE.

et attestant à toutes les générations que c’est bien à elle qu'il a confié la mission de garder et d'engendrer la sainteté sur la terre.

Oh! oui, c'est bien à elle! et c’est pour cela qu'ils en ont menti, ceux qui s’en vont répétant de la sainteté que c’est un genre de poésie fini comme tant d’autres. Non, elle n’est pas finie, elle ne finira qu'avec le monde; chaque pontife qui paraît sur la chaire de Pierre continue d'en proclamer la réalité. Jamais, à aucune époque de l'Église, il n'y eut tant de causes soumises à son juge- ment. La liste des Saints ne sera jamais close. L'Église nous invite à nous y faire inscrire. Et c’est dans ce sens qu'après avoir béatifié ses enfants pour leur gloire et pour la sienne, elle les béatifie pour notre propre gloire.

IT

Tous les actes de l'Église doivent tourner au profit de ses membres, voilà pourquoi la béatification d’un élu a surtout pour but de donner au monde une lecon opportune, en rapport avec les vertus que le bienheureux a pratiquées et avec les besoins de l'époque qui est le témoin de son triomphe.

Ceci nous explique, mes Frères, pourquoi la Providence permet que la manifestation de la sainteté soit parfois si tardive. Un Saint ne paraît, n'est proposé à nos louanges, qu'au moment voulu. par Dieu ; il paraît pour donner une lecon, pour prêcher une vérité ou une vertu. Comme le disait l’illustre cardinal Pie un Saint replace une vérité dans tout son jour, il la remet en crédit, il la ressuscite, il la popularise. »

En entendant faire l'éloge des bienheureux Agathange et Cassien, vous n'avez pas eu de peine, mes Frères, à saisir les saintes opportunités de leur glorification; c’est la glorification de la vie religieuse, dans un temps qui en méconnaît la sublime . grandeur; c'est la glorification de l’apostolat, dans un pays qui fut toujours l'apôtre de la vérité et le grand évangélisateur des peuples, et à une époque d’autres ont émis la prétention d'en faire le centre de l'erreur et de lui faire perdre ainsi sa vocation providentielle; c'est la glorification du martyre, à une heure il redevient possible, à une heure il faut armer les âmes contre toutes les défaillances.

Toutefois, mes Frères, pour trouver dans la glorification des

LA BÉATIFICATION DANS L'ÉGLISE. 71

Saints une leçon vraiment opportune et universelle, il faut moins examiner les états particuliers dans lesquels ils ont vécu que le principe même de leurs vertus et de leurs actes.

Chez tous les Saints, en effet, il y a une cause, une grâce spé- ciale, qui les explique ; tantôt ce sera l'influence d’une amitié fidèle, tantôt ce sera une épreuve de la Providence ; parfois en- core ce sera un insuccès ou une déception. Mais il n'est peut-être pas téméraire de dire que la plupart des Saints ont leur sainteté à leur mère; c'est de la mère de S. Jean Chrysostome que Libanius disait : Quelles femmes il y a parmi ces chré- tiennes ! » L'histoire le redit des mères de tous les saints. A côté de S. Anselme elle place l'influence d'Ermenberge ; à côté de S. Louis, elle montre Blanche de Castille; à côté de S. Bernard sa mère Aleth ; à côté de Ste Thérèse dona Beatrix, et ainsi de presque tous les Saints.

Je n'hésite pas à dire, mes Frères, que notre bienheureux Cas- sien s'explique, lui aussi, par l'influence de l'éducation maternelle. Et c'est ici que je trouve, dans la glorification de notre bienheu- reux compatriote, une leçon vraiment opportune, que vous avez bien comprise vous-mêmes en associant vos enfants à ces solen- nités. Vous avez compris que ce saint, qui nous appartient par son enfance, était une protection donnée à la jeunesse nantaise à côté des Donatien et des Rogatien.

D'ailleurs ce n'est pas sans un dessein providentiel que deux périodes de sa vie seulement ont échappé à l'oubli du temps: son enfance et son martyre.

L'histoire ne nous a rien conservé de sa vie religieuse, ni même de son apostolat. Elle nous a gardé au contraire ce que l’on ignore des autres hommes, le souvenir et le détail de son enfance et de sa jeunesse. Il nous est bien permis d'y voir un dessein de la Providence, voulant ainsi nous instruire du grand devoir, le plus important de tous à l'heure présente : le devoir de l'éducation chrétienne.

À contempler toutes les circonstances de l'éducation du B, Cassien : le milieu elle s'est faite, les préoccupations religieuses. qu'y apportèrent ses parents, la piété précoce qui l’a caractérisée, l'amour du travail qui l’inspirait, l'enthousiasme juvénile qui remplissait cette âme d'enfant, l'influence salutaire des vénérables religieux qui devaient l’accueillir comme un des leurs; à par- courir le détail de cette vie d'enfant et de jeune homme, on sent

72 LA BÉATIFICATION DANS L'ÉGLISE.

que Dieu y préparait, au foyer de la famille, une âme d’apôtre et un cœur de martyr.

L'apôtre volant en Abyssinie pour y cueillir la palme du martyre s'était annoncé, dès l'âge de neuf ans, quand le jeune enfant confait au Père gardien des Capucins de Nantes, son désir de partir pour de lointains pays, sauver des âmes. Son zèle apostolique ne fut que le prolongement de l’ardeur qui le faisait se livrer à l'étude, disait-il, { pour convertir les schismatiques et les païens. Son âme débordante d'amour de Dieu en face des supplices s'était révélée, dès l'âge de sept ans, par des pénitences vraiment héroïques, par une piété ravissante et par des oraisons prolongées. Le désintéressement, qui lui fit mépriser les promesses et les honneurs du tyran, et préférer la mort à l’apostasie, avait pris naissance dans l'humilité avec laquelle il cachait ses succès d'écolier.

L'apôtre et le martyr s'expliquent par l'enfant.

Nous constatons ici, mes Frères, une vérité qui est de tous les temps : L'homme est ce que son éducation l'a fait.

Cette vérité, dis-je, est de tous les temps; en m'entendant la rappeler, peut-être êtes-vous tentés d'y voir le zèle intempestif d'un homme qui lui a voué sa vie.

Je voudrais du moins, vous faire partager ma conviction sur ce point, et me faire aider pour cela des lumières que reçoit cette vérité de la vie du B. Cassien. N'est-ce pas la vérité la plus méconnue de nos jours? Le mal dont nous souffrons et qui menace de nous faire périr n'est-il pas l'abandon de l'enfance au point de vue religieux? À voir l'ignorance d'un si grand nombre, on dirait des multitudes d'enfants orphelins condamnés à ne jamais connaître leur père.

Le mal n'est-il pas ce paganisme pratique dans lequel vivent aujourd'hui tant de générations d'enfants et de parents, nous pré- parant pour demain l'immense armée de toutes les destructions ?

Le mal,chez d’autres, n'est-il pas cette éducation sans fermeté, qui ne développe que les caprices et les instincts, et nous prépare une génération d'hommes sans caractère et sans en- thousiasme ?

Le mal n'est-il pas cette éducation molle et sensuelle, qui semble n'avoir pas d'autres préoccupations que de varier les jouissances de l'enfant en les multipliant, et qui ne peut servir qu'à faire un monde de jouisseurs?

LA BÉATIFICATION DANS L'ÉGLISE. 73

Voilà le mal contre lequel l’histoire de notre bienheureux Cassien nous apprend à nous élever aujourd'hui surtout. Les âmes religieuses et apostoliques ne se forment qu’à des foyers chrétiens ; ce n’est pas à l’école de la mollesse et de la jouissance que se trempent les caractères virils ; de bonne heure il leur faut prendre contact avec l'épreuve et la mortification, pour être capables d'affronter les luttes de l'avenir.

Il est raconté, dans l’histoire des BB. Martyrs, que, pendant les huit jours qui suivirent leur supplice, de grandes lumières parurent chaque nuit au-dessus des pierres sous lequelles ils étaient ensevelis. Ce prodige fit impression sur leurs ennemis eux-mêmes.

O bienheureux martyrs, soyez encorela lumière de notre temps; le glorieux pontife Léon XIII,qui a tant fait pour votre triomphe, l'espérait comme l'aurore de la résurrection, pour ces peuples de l’Abyssinie encore ensevelis dans les ténèbres de l'erreur. Soyez cette aurore, soyez leur lumière.

Soyez la lumière des nations catholiques : lumière de sainteté dans un temps de corruption universelle; lumière de vérité dans un temps de scepticisme ; lumière de sacrifice dans un temps qui ne désire que la jouissance. Puisse l'éclat de votre gloire faire comprendre au monde les grandeurs du Dieu qui vous béatifie, les divines prérogatives de l'Église qui vous honore, et les saintes joies que vous nous appelez tous à partager avec vous dans le ciel. Ainsi soit-il.

Chanoine GOURAND.

A PROPOS

pu “LIBÉRALISME PHILOSOPHIQUE *”.

Le 6 juin dernier, Monsieur de Wulf nous a envoyé la note suivante. Nous avons tenu, malgré sa venue tardive, à l’insérer. Nos lecteurs auront ainsi les pièces de la controverse. Mais pour ne pas prolonger la polémique nous l’arrêtons ici d’une manière définitive, tout en exprimant de nouveau notre sympathie à notre dévoué collaborateur, le P. Diégo. N. D. L. KR.

Mon Révérend Pere,

Votre estimable Revue m'a fait l'honneur de s'occuper à diverses reprises d’un ouvrage que j'ai publié l'an dernier, sous le titre : Jntroduction à la Philosophie néo-scolastique (Louvain, Institut de Philosophie). Le P. Diégo, dans la livraison d'octobre 1904, en a fait la critique... assez à la légère, et quelques-unes de ses con- fusions et méprises ont été relevées en Janvier 1905 par le P. Hadelin.

Confondre la méthode constructive d'une science, ou les prin- cipes qui président à la structure scientifique, avec la méthode didactique ou les procédés d'enseignement ; puis appliquer au premier type de méthode ( la constructive) une série de textes qui dans mon ouvrage sont manifestement et expressément rap- portés au second type (la didactique) ; déduire enfin de cette inversion et m'attribuer une série de conclusions bizarres ou absurdes : n'est-ce pas une singulière et peu clairvoyante façon d'entendre et de pratiquer la critique?

Je n'aurais pas songé à vous écrire, si le P, Diégo, dans la livraison de mars dernier et sous préferte de mettre les choses au point,ne renouvelait exactement les mêmes procédés, et surtout si dans une note la Rédaction des Études Franciscaines ne s'était déclarée solidaire des jugements de son collaborateur.

À PROPOS DU 4€ LIBÉRALISME PHILOSOPHIQUE }. 75

Un exemple me suffira. Pour «trancher le nœud de la question qui nous divise» (p. 274) le P. Diégo explique dans quelle mesure, selon lui, la philosophie doit se soumettre à la théologie : cette dépendance, dit-il, doit être à la fois matérielle et formelle. Et il définit ces termes.

Fort bien, maïs voici ce que je constate :

1) Que le P. Diégo donne à ses formules une acception #os- velle, qui, je le soupçonne, lui est personnelle.

2) Qu'il ne tient plus compte du sens #10:-même je les emploie sens qui est clairement exposé dans mon ouvrage et est conforme à la tradition.

3) Que pour montrer combien «mes idées se heurtent» (p. 274) il part de ses définitions, et qualifie de contradictions les thèses auxquelles j'aboutis en partant de notions différentes.

Critiquant es idées, il fallait pour le moins en tenir compte, avant de conclure à la «contradiction.»

Mettons en regard les formules du P, Diégo, et les miennes.

À. Par subordination zatérielle de la philosophie vis à vis de la Théologie, le P. Diégo entend l'absence de contradiction entre la raison et la foi» (p. 275), par dépendance formelle, il entend outre cette absence de contradiction el’harmonie réelle et positive> des conclusions philosophiques, avec les solutions dogmatiques. À ce double titre, la philosophie est subordonnée vis à vis de la théologie.

B. La définition traditionnelle, à laquelle je souscris, diftère profondément, en ce qui concerne la dépendance ou l'indépendance formelle des sciences, de la théorie simpliste du P. Diégo.

L'indépendance /ormelle d'une science est son autonomie dans ce qui la constitue comme telle (forma, id quo aliquid est quod est). C'est-à-dire dans /e point de vue sous lequel elle traite tout ce qu'elle aborde (objet formel de la science). Le point de vue inspire ses investigations, ses méthodes (constructives), ses premiers principes, et donne à chaque science sa spécificité. Diversa ratio cognoscibilis diversitatem scientiarum inducit. (S. Thomas, Summa Theologica, I Pars, q. 1. a. 1.) Ainsi le veut la logique. Cet oôyet formel, ou ce point de vue est, pour la philosophie, la recherche rafionnelle : tout ce qui touche à la philosophie doit être scruté par la raison et elle ne connaît de certitude que celle qui résulte de la démonstration. D'après cela, une science qui dépendrait d’une autre ex ce qui concerne son objet

76 À PROPOS DU LIBÉRALISME PHILOSOPHIQUE }.

formel ne serait plus une science autonome et propre, mais se confondrait avec la science supérieure, En d'autres termes : la philosophie doit. philosopher, traiter ses questions par la raison, ou renoncer à être elle-même.

On comprend dès lors que si pour le P. Diégo « l'indépendance formelle» exclut la subordination matérielle» (p. 2751), pour moi ces deux choses sont très compatibles. Voilà pourquoi, écrit le P. Diégo, si l’on concède l'indépendance formelle aux solutions rationnelles, on doit commencer par les soustraire à toute subor- dination, matérielle ou autre.

Mais cette conclusion est inadmissible, car alors il faudrait accorder que la philosophie peut se mettre en conflit avec le dogme, qu'une vérité théologique peut devenir une fausseté théologique. C’est donc jouer sur les mots que de nous parler de subordination matérielle, d'indépendance formelle 3 (p. 275). Si l'on va au fond des choses, z/ n’y a, je le crains, qu'une piperte de mots» (p. 274). Pardon, il n’est pas question d'une piperie de mots, mais de la théorie même de la science et des conditions essentielles de son autonomie.

Je n'ai voulu signaler que le procédé de discussion du P. Diégot. Quant au fond de la thèse, je demeure convaincu que si le prin- cipe de contradiction interdit à la philosophie de contredire au dogme, l'autonomie de la philosophie lui garantit le droit et lui impose le devoir d'écouter en tout l’unique voix de la raison. Elle peut donc fort bien s'arrêter ex deçà de la solution du dogme, car elle doit démontrer, et la démonstration pas plus que l'évidence n'obtiennent un ordre ». Ce n'est ici pas le lieu de justifier ma façon de voir. Je me borne à livrer aux réflexions du P. Diégo un petit fait emprunté à l’histoire de la scolastique et qui n'est pas sans rapport avec le problème actuel.

Chrétien et Théologien, S. Thomas d'Aquin enseigne que le monde a été créé dans le temps. PArlosophe, il ne découvre aucune contradiction dans une création éternelle. Celle-ci est intrinsèquement possible et Dieu pouvait la réaliser. Le P. Diégo aurait imposé à S. Thomas, au nom de « sa > nouvelle subor-

1. Je ne sache pas que la formule dépendance formelle d'une science vis à vis d'une autre ait été employée par d'autres dans le sens du P. Diégo. Elle est pour lui syno- nyme de dépendance positive. Cette expression ne me parait pas conforme au génie de la terminologie scolastique, le couple matériel et formel ne vise pas le rapport du négatif au positif, mais toujours celui du déterminable au déterminant.

Li

2 2010 PP

À PROPOS DU % LIBÉRALISME PHILOSOPHIQUE }. 77

dination formelle » de la philosophie à la théologie une attitude différente. Sinon. gare au « libéralisme philosophique ». Car le philosophe ne peut « se contenter de ne point contredire les conclusions de la foi » ; il dst chercher à y conformer les siennes propres (p. 350, Études francisc.) & Aussi bien, dit le P. Diégo, l'apologétique est inséparable de la philosophie. » (p. 279 mars).

Et cependant, les circonstances historiques au milieu desquel- les S. Thomas a défendu ses opinions sur la possibilité d’un monde éternel et les polémiques qu'il a engagées contre ses collègues de Paris, presque tous partisans d’une théorie contraire contribuent à rendre son attitude très significative.

Le P. Diégo n’a pas tranché le nœud de la question. Il l’a embrouillé et enchevêtré. Un prosélytisme excessif a inspiré des craintes à ce gardien d’une orthodoxie... nullement compro- mise,

Ne dénonce-t-il pas dans mon ouvrage l’orgueil de la raison reconduisant Dieu jusqu’à ses frontières en le remerciant de ses services provisoires. } (p. 351)......

Veuillez, je vous prie, Monsieur le Directeur, insérer cette lettre sous la rubrique: (A propos du libéralisme philosophique, > et agréer l'expression de mes sentiments très distingués.

M. DE WULF, professeur à l'institut de philosophie, Louvain. Louvain, 4 juin 1905.

MÉLANGES.

UNE HISTOIRE DE LA COLONIA.

LES ÉTUDES FRANCISCAINES AU DÉBUT DE L'ORDRE.

L'érudit et infatigable Wadding a laissé dans ses Annales une mine riche et sous plusieurs rapports inépuisable. Tous ceux qui s’adonnent à des recherches sur le passé glorieux de l'ordre fran- ciscain, exploiteront avec grand profit les trésors accumulés par l'entreprenant Frère-Mineur irlandais. Cependant les Annales: ne sont pas en état de répondre à toutes les exigences de l’histo- riographie moderne et, d'autre part, l’œuvre grandiose de Wadding demeure encore un Opus imperfectum: une œuvre inachevée. Il faudra, sur plusieurs points, compléter, rectifier les informations, et quelquefois les remanier entièrement. La seule manière d'y arriver, c'est par la voie de monographies, qui étudieront z# extenso soit la vie de quelques personnages marquants, soit l’histoire d'un couvent ou d'une province. Le KR. P. Patricius Schlager de la pro- vince franciscaine dite La Saxonia » a entrepris d'écrire l'his- toire de l’ancienne province de Cologne.

Fondée aux premiers temps de l’ordre, la province de Cologne que les documents officiels appellent tout simplement la Colonia eut une histoire des plus glorieuses. Ce fut la Colonia } qui au temps de la réforme sauva de la ruine complète la Saxonia et

1 P. Lucas Wadding O. F. M. (+ le 16 novembre 1657). Annales Ordinis Fratrum Minorum.…. $ vols. in-fol, Lyon, 1625-54. Le P. Jos. Man. Fonseca donna une nouvelle édition, et une continuation des Annales en 19 vo/s. Rome : 1771-95. Les Annalistes officiels de l'ordre y ont ajouté 6 tomes (tom. 20-25) qui parurent à Naples, à Ancône et à Qua- racchi. Le dernier (25°) tome édité par le P. Eusèbe Fernandzin (+ 1899) va jusqu'à l'année 1622. Le Frère Mineur observant Axfonius Melissano acro avait publié un supplément à la première édition de Wadding / Annalium ordinis Minorum... Supplementum ab anno 1213-1500. Turin 1710/, tandis que le franciscain irlandais : rancis Haro!f donna un résumé des volumes publiés par Wadding. f Æpitume Annalium Waddingi [1208-1590 ). 21ol. in-fol. Rome, 1002.

UNE HISTOIRE DE LA COLONIA. 79

la province Ste-Élisabeth. Elle sut braver tous les périls, causés par les dissensions politiques et les incessantes guerres de religion qui semblaient plutôt augmenter sa vitalité intense. Les tempêtes violentes que déchaïîna sur le reste de l’Empire la grande révolu- tion française, réussirent enfin à l’englober dans le désastre géné- ral qui en marquait le passage.

Après plusieurs années de recherches laborieuses le KR. P. Schla- ger nous présente aujourd'hui la première partie de l’histoire de cette grande et glorieuse province. Contributions à l'histoire de la province franciscaine de Cologne au moyen âge 1. C'est ainsi que par un sentiment d'humilité toute franciscaine, il a intitulé son savant livre. Érudition fortement nourrie, ne se contentant point des livres imprimés, mais se mettant à la recherche des manuscrits, disposition aussi claire qu'habile, jugement calme et serein, voilà les qualités qu'aucun lecteur de ces belles pages ne manquera pas d'apercevoir. Les difficultés qu'avait à surmonter l’historiographe de la vieille Colonia étaient de nature à rebuter maint chercheur doué même d’une patience à toute épreuve. L’étendue même de cette province au moyen âge, elle comprenait les provinces rhénanes, la Westphalie, la Hesse, une partie de la Belgique et la Hollande,— devait rendre toute sorte de recherches extrêmement compliquée. Encore faut-il savoir que le KR. P. Patricius Schlager a composé cette histoire ou (puisqu'il préfère ce titre) ces contribu- tions à l'histoire de la Colonia, loin d'une grande ville, partant d’une riche bibliothèque et d'un centre scientifique. Il a dressé (p. V-VIIL) une longue liste des ouvrages qu’il a mis à contribution et des manuscrits qu’il a compulsés pour la marche générale de son his- toire. D'autres monographies se trouvent indiquées au bas des pages. Sa grande modestie semble l'avoir empêché de donner ces renvois plus amples, plus copieux... il s'y tient trop timidement sur la réserve.

Le KR. Père nous expose tout d'abord l'histoire pour ainsi dire extérieure des nombreux couvents de la province de Cologne (p. 1-75.) Le peuple aussi bien que les familles nobles aimaient et estimaient les Frères-Mineurs. On les appelait com- munément en Allemagne: les « va-nu-pieds », comme en France

1. Beitrage sur Geschichte der Kolnischen Fransiskaner-Ordensprovinz im Mitlelalter. Naich meist urgedruckten Quel'en bearteit:t von P. Patricius Schlager, Pricster des Fran- siskanerordens. Koln [Cologne chez J. P. Bachem. 1 vol. in-8”, x et 304 pag. (D'après des sources pour la plupart inédites).

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on les nommaiït Cordeliers ». La bienveillance universelle dont ils jouissaient, exposait à un péril continuel la pauvreté francis- caine. Beaucoup de couvents y succombèrent. Cependant lorsque le mouvement de la stricte observance se fit sentir au XVe siècle la Colonia ne resta pas en arrière (75-160).

La troisième partie du livre est consacrée à l'activité que dé- ployèrent les Frères Mineurs de cette province comme prédica- teurs, écrivains et savants. Le dernier chapitre nous apprend les noms bien nombreux de ceux qui se sont distingués par leurs vertus. Tout le monde sait que le couvent de Cologne a eu l'insi- gne bonheur d’abriter pendant quelque temps le Vén. Jean Duns Scot ; que c'est qu’il a terminer, hélas ! sa brillante mais trop courte carrière 1. Un membre de la Colonia, le Fr. Johannes Brugman, peut être rangé parmi les plus grands prédicateurs populaires. Les siècles n'ont pu effacer sa mémoire. Encore de nos jours plusieurs proverbes flamands et hollandais répètent son nom 2, |

Un autre prédicateur, frère mineur de la province de Cologne Jean de Werden (/ohannes de Werdena), a rendu des services immenses aux prédicateurs des XVe et XVI: siècles, bien qu'il soit permis de douter si le livre de Jean de Werden ait servi le zèle plutôt que la négligence des prédicateurs d'alors. Son manuel de prédication devint bientôt populaire sous le nom de: Dormi secure ; i] fit fureur même ; il eut jusqu'à 17 éditions avant l’année 1500. Remarquez du reste que Fr. Jean de Werden dé- ployait dans son manuel ou sa collection de sermons plus de bon sens que beaucoup de prédicateurs contemporains 3.

Écrire l’histoire suivie d'une province franciscaine du moyen âge sera chose impossible, vu la rareté des documents. Il y aura

1. Cf. Schlager : pag. 52. 154. 235-241. 250.

2. Cf. sur lui Schlager : 98. 109. 113 Suiv. 169-179. 190-203. 206-212. 229 suiv. etc. Voici deux de ces proverbes: 4 A7 kondi gij praten als Brugman }, c'est-à-dire : Même si vous étiez aussi grand orateur que le Père Brugman, vous ne pourriez pas me persuader Brugman sockt sielen, en ik soek geld » : Le Père Brugman cherche des âmes et moi je cherche de l'argent.

3. Cf. Schlager, p. 165-167. Voici le titre exact de ce manuel: Sermones dominicales cuns expositionibus sacerdotibus pastoribus et capellanis, qui Dormi secure vel Dormi sine curæ sunt nuncupati, quod absque magno studio faciliter possunt incorporari (!) et populo praedicari. Sur les éditions cf. Hain, Kefertorium bibliographicum (4 voll. Stutgart : 1826-38.) 16955 à 15979. Landmann : Das Predigtivesen in \Vestfalen in der letzten Zeit des Mittelilters. NMüunster 1900. pag. 8. Nous ajoutons : B. Hauréau : Æistoire liti- raire de la France, t. X XV, p. 74 suiv. et Le Clerc, ibid. X XIV, 370 suiv.

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toujours de larges lacunes à combler, Aussi le R. P. Schlager n'a- t-il point la prétention d’avoir tout dit, d'avoir compulsé tous les documents ensevelis dans les rayons poudreux des archives ou des bibliothèques. Il laisse à d’autres plus heureux que lui le soin de compléter ses recherches sur les couvents de telle ou telle région. Pour répondre à son désir nous nous permet- trons d'ajouter quelques notices sur les couvents de la Custodie de Hesse (Custodia Hassiae), qui faisait partie, elle aussi, de la _ grande province de Cologne. En parlant de l’ancien couvent des Frères Mineurs à Fulda, le R. P. Schlager reproduit l'opinion jusqu'ici communément admise que les Franciscains y seraient venus en 1238. Ce sentiment ne peut plus être soutenu ï, Le K. Père a trouvé le couvent de Fritzlar mentionné pour la première fois en 12992 Cependant déjà en 1236 les Frères Mineurs avaient acheté dans cette ville un emplacement pour y construire un couvent 3, Gudenus, que le KR. P. Schlager cite lui-même,nous a conservé un document de 1247, au gardien dudit couvent . En 1269, le chanoïne Thierry d’'Apolda (Theodericus de Apolda) étant sur le point d'entrer chez les Frères Mineurs, leur assigna une partie de ses biens 5. Un document de l’année 1294 nous apprend le nom de deux Frères Mineurs du couvent de Fritzlar 6. La petite ville de Hersfeld à quelques lieues de Fulda avait aussi dans ses murs un couvent franciscain. Les documents de 1301 que le KR. P. Patrice Schlager cite comme le plus ancien titre se rap- portant à ce couvent a été malheureusement tronqué par le chroniqueur auquel il en doit la connaissance ; autrement il y aurait trouvé le nom d’un autre custode de la Hesse 7, Cependant

1. Nous venons de réfuter cette opinion dans le bulletin d'histoire locale de la ville de Fulda, Das Gründungsjahr der ersten Niederlassung der Franciskaner in Fulda: dans les : Fuildaer Geschichisbliïtter, 1V°® année, févr. 1905, pp. 30-32. Les premiers Francis- cains furent admis dans la ville de Fulda, au plus tard, en janvier 1237.

2. Schlager, pag. 22.

3. Cf. Falkenheimer, Geschichte Hessischer Stidte und Stifter. K'assel, 1841, 1842, 2 vols. I, pag. 31. Speckmann, Annales Frideslarienses. Ce MS. se trôuve à Fritzlar,

4. Gudenus, Codex diplomaticus exhibens anecdota.… t. I, Goettingae, 1743, pag. 594.

5. L'authentique se trouve à Fritzlar. Ces notes, nous les devons à la bienveillance de M. Tux, instituteur à Altendorf.

6. Ces deux freres s'appellent : Ludovicus et Gumpertus. Cf. H. von Roques, Urkun- denbuch des Klosters Kaufungen, 2 vols. Cassel, 1902, t. I, p. 80.

7. Schlager, p. 22. Il cite le document d'après Forf. Hueber, ©. F. M. Reform, Ds ey- fache Cronickk, {sic!) von dem dreyfachen Orden dess grossen H... Francisci. Munc. 1686, col. 90. Le savant P. Burvenich nous en a conservé une copie authentiquée, cf. dans ses Annales Provinciae Thuringiæ Fratrum Minorum.…. 1672 (manuscrit), p. 48. Le docu- ment est signé, frater Gerhardus Minister Coloniensis, frater Hermannus custos Hassiae,

E. F. XIV. 6.

e

82 UNE HISTOIRE DE LA COLONIA.

ces notices, qu'il nous serait facile d'augmenter de beaucoup d’autres semblables, nous devons les interrompre, puisqu'elles ne sont que d’un intérêt purement local.

Le savant Père Servais Dirks, des Récollets Belges, avait composé avec une rare compétence une bibliographie des Fran- ciscains de Belgique *. Il avait donc déjà fait une partie du travail bibliographique que devait nécessairement entreprendre l'historiographe de la Province de Cologne. Et en effet celui-ci s'y est adonné avec ardeur. Il signale quantité d'ouvrages restés à l'état de manuscrit. Il est regrettable cependant, qu'il n’ait pas jugé nécessaire d’en donner toujours le titre exact, de dresser une table détaillée des ouvrages des grands écrivains de cette province. I] n’a fait que quelques essais timides dans cette direc- tion (cf. p. 243). Nous faisons la remarque que le texte original de la vie de Ste Colette, que Fr. Étienne de Julich a traduit en latin, a été publié par le Comte de Chamberet 2 Le lecteur aurait aimé à trouver des renseignements bibliographiques plus complets sur le célèbre poème épique dit le Karlmeinet, com- posé probablement par Fr. Hermann de Limburg, gardien du couvent de cette ville 3,

Le KR. P. Schlager ne semble pas avoir connu l’histoire tragi- que de l’imposteur sacrilège qu'était Fr. Jacques de Jülich. En 1376, il se procura, en falsifiant un document pontifical, le titre d'un évêque 2x partibus. Muni de ce faux titre, il exerça pendant plusieurs années toutes les fonctions d'évêque suffragant dans plusieurs diocèses. La fraude fut enfin découverte. Fr. Jacques n'eut pas le courage de nier. Il avoua toute l’énormité de son crime. Le 11 mai 1388, il fut condammé à la prison perpétuelle. Quatre années plus tard il y eut un nouveau procès. Condamné à mort, Fr. Jacques fut remis au pouvoir du bras séculier et exé- cuté, le 30 septembre 1392 .

et frater Hermannus guardianus Hersfeldensis.. Datum et actum (anno Domini) MCCCI, XIX kal. Februari. Ce document prouve aussi que Fr. Alexandre de Munster ne resta pas provincial de 1279 jusqu'en 1304, comme pense le R. P. Schlager, pag. 150.

1. P. Servais Dirks, des Frères Mineurs Récollets, Æ#stotre littéraire et bibliographique des Frères Mineurs de l'Observance de S. François en BDelgique et dans les Pays-Bas, Anvers (1885), 1 vol in-8°, XXIV et 456 p.

2. La parfaite vie de sainte Colette, la petite ancelle de Nostre Seigneur, d'après le ma. nuscrit de Pierre de Laux, éditée par le Comte de Chamberet. Paris, 1890.

3. Voir la bibliographie sur cette immense épopée de 30.000 vers dans Goedeke Grund- riss sur Geschichte der deutschen Dichtung, t 1 (Dresde, 1884), pag. 65 suiv. de la deuxième édition,

4. Les actes de ces procès peu édifiants ont été publiés dans une revue hollandaise, par

UNE HISTOIRE DE LA COLONIA. 83

L'historien de la Colonia a surtout à cœur de dire la vérité, dût-elle même risquer de n'être pas agréable ; c’est une qualité indispensable à tout historien. Mais ce noble effort ne l’a-t-il pas entraîné trop loin, il émet l'hypothèse que c'était probable. ment l’émulation des Frères Mineurs de Cologne contre les Frères Prêcheurs de cette ville, qui les porta à y faire venir le célèbre Docteur Subtil ? : Une telle supposition est tout à fait gratuite. Tout le monde connaît la rivalité qui existait entre ces deux ordres mendiants. Cependant l’école des Frères Prêcheurs à Cologne continuait-elle à briller d’une façon exceptionnelle après le départ et la mort d'Albert le Grand et de Fr. Thomas d'Aquin ?

Le lecteur lira avec intérêt les extraits des sermons et des écrits du prédicateur éloquent Fr. Jean Brugman. Dans l'intro- duction à ses 4€ Méditations sur l'enfance, la vie et la mort de Notre-Seigneur le Christ > Fr. Brugman, qui, avant de revétir les livrées séraphiques, avait mené une vie assez mondaine, parle d’un homme, qui, depuis sa conversion, s’adonnait avec ardeur à la méditation de la vie et de la passion de Notre-Seigneur. Puis il indique quelques points de méditation pour les différents jours de la semaine. Le KR. P. Schlager ajoute 2 : « Il est clair que cet homme c’est Fr.Jean Brugman lui-même!» Pour naturelle que semble cette opinion, elle porte à faux. Car Brugman n'y fait que reproduire mat à mot le Prologue de l’Arbor Vitae crucs- fixae Jesu de Fr. Ubertin de Casal. On voit par cette citation combien les partisans de l’'Observance estimaient les écrits de ce chef des anciens spirituels.

Que le R. P. Patricius Schlager trouve le temps et les moyens nécessaires pour porter à bonne fin sa belle histoire de la pro- vince de Cologne, c'est le vœu sincère que nous formulons, après

Franz Mullem, Archief voor de geschiedenis van het aartsbisdom Utrecht XX1 V. Cf. encore article de van See, dans la A!gemeine Deutsche Biographie, t. XIII, Leipzig, 1881, 552 suiv. Jacob van Gulik et W. Moll, Kerkgeschiedentis van Nederland veor de Hervor- ming ÎI, Annhem, 1867, 1, 167.

1. Schlager, 236. Le P. Schlager (ibid. ) croit que Fr. Jean Duns Scot fut appelé à Paris par le général de l'ordre vers 1704. Nous sommes heureusement mieux renseignés : car cet ordre du général est daté du 18 nov. 1304. Cf. Petr. Rodulphius, ÆHistoriarum seraphicae religionts libri tres... Venetiis, 1586, fol. 325 b. Wadding, Annales Ord. Afin. IV, p.51. (IIS édit}, Histoire littéraire de la. France, t. XXV, (Paris, 1869), 410, t. XXVII, (1877), 102.

2, Schlager, 207, Ofenbzr ist dieser Mann niemandanders als er {Brugman) selbst. » cf. Fr. Ubertinus a Casali (O. F. M.), Aréor Vite crucifixae Jesu. Venetiis, ex off- cina Andreae de Bonettis de Papia, 1485. ct: E. Knoth, Wertino von Casale, Marburg, 3903, P. 3:

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avoir parcouru ce livre, qui sera le premier volume de cette histoire, bien que le KR. Père n'ait pas osé le désigner comme tel.

Le titre de ce livre extrêmement bien documenté du KR. P. Hilarin Felder, ©. Cap.: ne laissera pas d’étonner plus d’un lecteur. Comment était-il possible d'écrire un si fort volume sur les études dans l'ordre franciscain durant les trente à quarante ans qui suivirent sa fondation, penseront quelques-uns! Pour ceux-ci le livre du savant Père sera une vraie révélation. Le nombre de ces gens n’est peut-être pas si restreint qu'on voudrait le penser, même l’on devrait s’y attendre le moins. Il y en a beaucoup qui n'auraient jamais supposé tant d'énergie scienti- fique dans les premiers couvents des Frères Mineurs. En effet l'empressement pour les sciences, surtout dans les rangs des jeunes Frères était grand, on dut plutôt les retenir que les encou- rager. Ce livre aidera à détruire plusieurs préjugés contre les Frères Mineurs. Beaucoup de nos savants modernes s’obstinent a penser que l'ordre franciscain n’a presque rien fait pour la science, Qu'ils prennent donc en main le nouveau livre du K. P. Hilarin, s'ils trouvent trop lourds ou trop peu maniables les gros volumes du P. Luc Wadding. Le KR. P. Hilarin a prononcé l'oraison funèbre de cette opinion par trop arriérée et injuste.

Le lecteur, dès qu'il ouvre le savant livre du KR. P. Hilarin Felder, est frappé par la vaste érudition et la riche documen- tation qu'il trouve à chaque page. Tout, depuis les notices des chroniqueurs obscurs du XIII: siècle, dont il utilise quelques- unes pour la toute première fois jusqu’à la monographie la plus récente, tout a été remarqué, étudié et discuté. Partout l’auteur se montre extrêmement bien renseigné jusque dans le plus menu détail des questions d’une importance purement secondaire. Les références très nombreuses au bas des pages donnent une idée approximative de la somme de ce travail énorme que devait prendre sur lui l’auteur assidu et infatigable. Ses thèses et ses

1. P. Dr. Hilarin Felder, ©. Cap. Geschichle der ivissenschaftlichen Sludien im Frantiskanerorden bis un die Mitte der 13 Jahrhunderts. Fribourg en Brisgau, chez Herder, 1904, grand in-8° de XII et 557 pages. f Histoire des études scientifiques dans lordre franciscain jusque vers le milieu du X114€ siècle. )

UNE HISTOIRE DE LA COLONIA. 85

opinions, il sait les soutenir avec tant de preuves, il les développe avec une si stricte rigueur d’un puissant logicien, que si toutes n'ont pas été définitivement résolues, elles sont entrées au moins dans une phase nouvelle. La clarté de ses exposés est admirable. Plusieurs questions générales d'histoire franciscaine se dressaient devant l’auteur pour solliciter une solution ; le vaillant Père Lecteur n'en a éludé aucune, il est allé droit au but, qu'il s'était proposé.

Après avoir exposé dans une question préliminaire (pag. 1-32) comment le caractère même de l'ordre, qui est tout ensemble actif et contemplatif, ne peut pas exclure la science et les études, le KR. P. Hilarin divise le reste de son livre en trois parties, d’après la succession historique des faits. 11 distingue deux époques: les origines (de 1209 à 1219) et le développement (1219-1250), c'est-à-dire depuis l’organisation de l'ordre jusqu’à la fondation de maisons d’études dans les différentes provinces de l’ordre.La troisième partie (p.317-547) nous parle du règlement des études, des écoles, des clercs étudiants et des lecteurs, et enfin du programme que leur avaient dressé les constitutions générales, Nous ne connaissons pas même le nom de tous les couvents se trouvaient dès lors des s{udia generalia. On ira donc avec grand intérêt tout ce que le R. P. Hilarin a recueilli sur les écoles franciscaines de Bologne, de Paris et d'Oxford ï. On sait que saint Antoine a été lecteur à Bologne ; nous n'avons du reste que quelques rares notices sur ce studium.

Saint François et les études!» Le séraphique patriarche qu'en pensa-t-il au juste, voilà une question bien embrouillée dont tout lecteur sera avide de connaître la solution qu’en donne notre auteur. Cette question compliquée a été souvent abordée, mais elle n'a jamais été traitée à fond ; le KR. P. s'est proposé de l’élucider (pag. V suiv.). D’après Zôckler 2, saint François n'avait que mépris pour la science. M. K. Müller 3 soutient que la question des études épouvantait le saint fondateur, qui selon l'opinion de M. Sabatier redoutait plus pour ses frères, le démon de la science que la tentation des richesses 4 Le KR. P. Felder

1. Felder, Z c., p. 123 et suiv., rsoet suiv., 254 et suiv.

2. Zôckler, dans l'article: Saint François d'Assise > de la: Realenzyklopaedic für protestantische Theologie und Kirche, t. VI, p. 208. Leipzig, 1899, édit.

3. K. Müller, Die Anfänge des Minoritenordens und die Bussbruderschaften, p. 104. Fribourg en Brisg. 1885. |

4. P. Sabatier, Wie de saint François, p. 318. Cf. Felder, p. 58.

86 UNE HISTOIRE DE LA COLONIA.

consacre à peu près quarante pages à discuter la question (p. 58- 97.) Saint François, nous dit-il, était doué d'une science théolo- gique assez étendue (59 suiv.), mais elle lui vint en grande partie d’une source surnaturelle. Durant sa jeunesse il avait reçu une éducation plus qu’élémentaire ï, En principe, il n’était pas, il ne pouvait pas être opposé à la science. Il la voulait chez les siens autant qu'elle était requise par la vocation et la mission qu'ils avaient à remplir (64 suiv.). C’est pour cette raison qu'il interdit l'étude aux frères lais; car ils n'en avaient nullement besoin (69 suiv.). Saint François avait une prédilection marquée pour la prière, l'humilité et la pauvreté. Cette dernière, par sa nature même, comprise comme le rêvait le saint fondateur, devait empêcher les Frères Mineurs de cultiver activement les sciences. Les bibliothèques des premières résidences franciscaines méri- taient à peine ce nom ; le saint patriarche ne voulait accorder à aucun frère des livres pour son usage personnel (p. 78 suiv.) Cependant le KR. P. Lecteur avoue franchement, que lorsque l'ordre se lança dans une nouvelle direction, le premier idéal de la pauvreté extrême devait nécessairement en souffrir. Le seul chemin praticable de sortir de cette impasse, c'était de trans- mettre à la curie romaine toute propriété des biens meubles et immeubles des couvents franciscains. Les frères n'en devaient garder que le simple usage de fait (p. 85.)

I] y eut donc un revirement. Était-il selon l'intention du fon- dateur de l'ordre ? L'Église lui imposa les études (p. 112). Vouloir par mettreS. François en contradiction perpétuelle avec l'Église, paraît à notre auteur la plus aventureuse des hypothèses 2. Cette contradiction n'existait point. Saint François en fils humble de la sainte Église s’inclina devant la décision ou le désir même de Rome. Cependant il est permis de se demander si cette mesure répondait exactement à ce que François avait voulu au fond de sa grande âme. La concession faite par le KR. P. Felder ne fait qu'’augmenter cette difficulté. Le changement de front qui com- mença en 1219 ne dura pas seulement quelques années ; l'ordre franciscain, comme on le sait bien, se lança avec entrain dans la

r. Cf. : Felder, p. 61 suiv. Saint François avait une prédilection marquée pour la lingua francigena. $ ZA. a Cel. Vit. 1,x1,c. 10; Vit. 11,x,c. 8 et c. 67. La légende dite des trois compagnons (ec. 3.) dit: Libenter lingua gullira loquebalur, licet ea loqui nesciret (scil. Franciscus.}) 11 ne la savait donc pas à la perfection.

2. Felder, pag. 113.

UNE HISTOIRE DE LA COLONIA. 87

nouvelle direction. Quoi d'étonnant, que ceux des biographes de S. François, qui étaient d'intelligence avec le parti que nous appel- lerions volontiers progressiste, aient essayé de mettre S. François d'accord avec leurs propres idées. On ne peut donc pas employer indistinctement tous ces témoignages. Les protestations des disci- ples intimes de S. François et des Spirituels leurs successeurs, qui n'étaient pas tous des esprits extrêmes ou emportés, marquent une opposition vive et permanente contre les idées nouvelles 1,

Le développement de l’ordre, pour ce qui regarde les études, ne

semble pas suivre une ligne droïte maïs une ligne courbe, qui se détourne de plus en plus de sa première direction. La question n’est pas de savoir ce que S. François aurait exiger de ses frères, mais ce qu'il a effectivement exigé. Or, quelle différence énorme y a-t-il entre ce que l’on pouvait demander aux premiers Frères-Mineurs et ce que l'on exigeait d'eux, lorsque de concert avec les Frères-Prêcheurs, ils avaient occupé les premières chaires de théologie à Paris ? Il faudrait donc distinguer nettement les idées des deux époques si différentes l’une de l’autre. Le KR. P. Hi- larin dépeint avec une puissance de logique admirable l'évolution de l’ordre, mais celle-ci fut-elle vraiment de toutes pièces si natu- relle que veut nous le faire croire l'auteur ?

Ce sera avec grande satisfaction que le lecteur français par- courra les pages que le KR. P. Felder a consacrées au grand cou- vent des Cordeliers de Paris (pp. 159-254). Écrire une histoire complète des origines de ce centre des études chez les Francis- cains, n'entre pas dans le plan du KR. Père. Mais tout ce qui se rapporte aux études y est traité avec un savoir étonnant. Sa méthode qui tend à considérer tout dans le cadre ou le milieu général de cette époque est excellente, bien qu’elle ne soit pas la plus facile. La première maison que les Frères-Mineurs bâtirent

1. Cf. Felder, pag. 73, 87 suiv. 234, 365, 378 à 380, 457, 471 (407-409, 466-470, 518- 520). On connaît la satyre du bienh. Fr. Jacopone de Todi :

Tal'è, qual'è, tal'é,

Non c'é religione

Mal vedemmo Parizi,

Che n'ha destrutto Assisi ! Con la lor lettoria

L'hanno messo in mala via !

Cf. Felder, pp. 234 et 379, d’après : Le poesie spirituali del B. Jacopone da Todi, con le scolie ef annotationt di Fra Francesco Treraiti da Lugnano, |. x, satira 10, Venctia,

“2617, 43.

88 UNE HISTOIRE DE LA COLONIA..

à Paris était très spacieuse, longue et haute ! ». Elle s'écroula en 1220, |

Parisius lapsa est fratrum domus alta Minorum Valle quidem viridi, quam statuere sibi 7,

On vit dans cet événement une punition du ciel, qui voulait venger, disait-on, la pauvreté outragée. Un poète contemporain mit l'inscription suivante sur les ruines du couvent :

Gratia divina

Docuit præsente ruina Quod contentus homo Sit breviore domo 3.

Le KR. P. Felder réfute ensuite l'opinion jusqu'ici universellement reçue que les Franciscains n'auraient eu qu’une seule chaire de théologie à l’université de Paris. L'auteur nous apprend que les Frères-Mineurs (aussi bien que les Frères-Prêcheurs) en occu- paient deux ! (p. 216 et suiv.).

Pour plus de détails il faudra lire le livre instructif lui-même. Les Frères-Mineurs en se mettant en route pour Paris avaient-ils vraiment déjà l'intention de s'établir près de la célèbre univer- sité ? Le texte de Fr. Jourdain de Giano, que le KR. Père cite, n'en dit mot 4 Le programme de l’Université de Breslau dont il parle à la page 422 ne traite pas des études f#i/osophiques mais des études philologiques au moyen âge ‘, Nous regrettons que l'éminent Père Lecteur n'ait pas eu l'intention de nous dresser une bibliographie systématique et complète des ouvrages des savants Mineurs de cette époque: d'Alexandre de Halès, du célèbre grammairien Fr. Alexandre de Villedieu, de l’encyclopé-

1. Frère Eccleston, O. F. M., dit: Ædificabant tunc temporis locum, qui appellatur Valvert ; in quo domum longarm ct altam construxerant, quæ multis fratribus videbatur esse contra statum paupertatis Ordinis. » Cf, Analecta Franciscana, 1, Ad CI. Aquas 1885, p. 257 sq.

2. Ces vers du témoin oculaire Jean de Garlande, se trouvent dans son De friumphis Æcclesiae, |. 4, édit. Wright, Londres, 1856, p. 99.

3. Fr. Eccleston, Z. c., I, 238, Inventique sunt isti versus scripti in loco. » Il est clair que le rimeur anonyme a écrit #omo pour /rater; il ne trouvait pas de rime correspon- dante à ce substantif.

4 Feilder, pag. 150, cf. Analecta Franciscana, 1, pag. 3, n. 4.

5. Felder, pag. 422, not. 2°, H. Fr. Hase, De medii œui studiis philologicis, Breslau, 1856.

UNE HISTOIRE DE LA COLONIA. 89

diste Fr. Barthélemy de Glanville, etc., etc. L'excellent 4 index » rendra de grands services au lecteur t.

Le KR. P. Hilarin Felder nous donnera-t-il la suite de ce beau travail? Les Origines des Études chez les Frères-Mineurs, c'est ainsi que l’on pourrait intituler ce volume montrent d’une manière éloquente que chez lui se trouvent réunies et l’érudition et la sûreté de jugement requises pour cette tâche aussi méritoire que difficile. Le R. Père semble reculer devant ce travail d'Her- cule, le temps et les forces lui manquent, dit-il discrètement (pag. V). Qu'il prenne courage ! Ces dernières ne lui font certaine- ment pas défaut, Nous espérons donc qu'avec le temps le KR. P. Hilarin nous gratifiera d’une histoire magistrale des Études Franciscaines » durant le moyen âge 2.

P. MICHEL BIHL, O. F. M.

1. Le R. P. Hilarin devrait aussi dire quelques mots sur le contenu des écrits de ces savants. | 2. Cf. Études Franciscaines, XIII, p. 61 ets. l'article du R. P. René.

BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE.

LA NOUVELLE ÉDITION DES ŒUVRES DE SAINT BONAVENTURE 1.

Je ne sais si jamais les œuvres d’un auteur ecclésiastique ont été éditées avec autant de soin, de critique et de science que les œuvres latines du sé- raphique docteur saint Bonaventure publiées par les Pères, universellement aujourd’hui connus, du collège de Quaracchi près de Florence.

L'initiative de l’entreprise appartient au P. Bernardin de Portu Romano qui, en 1871, en qualité de provincial des R:/ormafi de Venise, fit commencer les travaux. Dès 1874, le P. Fidèle de Fanna, celui dont le nom reste intime- ment lié à cette splendide collection, publiait les premiers résultats de ses actives recherches. Ses confrères ont tenu à lui rendre l'hommage qui lui est dû, et ils saluent en lui le premier et le principal auteur de cette édition (Opera, 1, p. IX). Il était le 24 décembre 1838, dans le Frioul. Ses parents étaient Oswaldo Maddalena et Angele Marusmatti. Vêtu le 29 septembre 1855, prêtre le 26 décembre 1862, ensuite professeur, il tomba deux fois malade de la poitrine et fut obligé de cesser tout enseignement. Il s’attachait déjà avec un amour tout particulier à la doctrine de S. Bonaventure. En 1870 il fit paraître une Seraphici D. S. Bonav. doctrina de Rom. Pont. primalu et in- fallibilitate, à Turin. Le 14 juillet 1871, le général de l’ordre adressait une lettre à tous les préfets de bibliothèque pour l’accréditer auprès d’eux et lui faciliter la recherche des mss. dans les divers dépôts bibliographiques. Et pendant dix années, travailleur inlassable et chercheur intrépide, le P. Fidèle de Fanna parcourut toute l’Europe, sauf la Russie et la Suède, et il vit par lui-même ou par ses collaborateurs une cinquantaine de mille de mss.

Dès 1874, ce savant Fr. Mineur publiait sa Radio noveæ collectionis operum omninm.. S. Bon... à Turin chez Marietti, exposant les motifs de son gigantesque travail. Ce livre ne laissait après lui qu'une seule crainte : celle de ne pas voir se réaliser les magnifiques espérances qu’il faisait naître. Le

1. Cf. Études Franciscaines, XU, 318. 2. Voir encore Bibl, Ec. des Chartes, 1874. p. 404.

BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE. OI

monde des lettrés n'eut qu’un cri d'éloge pour le P. Fidèle; M. Léopold Delisle le félicita à l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres (juillet- sept. 1874, p. 301-302) et le 3 décembre 1877 :, l’auteur de la Ra#io nov. coll. était élu correspondant étranger de l’Académie royale de Madrid.

Mais encore fallait-il en venir à l’œuvre plus immédiate. On chercha d’a- bord s'installer. Et l’on se décida pour Brozzi près de Quaracchi, à cause de la proximité de Florence se trouvaient de nombreux instruments de travail et les meilleurs mss. Le 14 juillet 1879, le P. Fidèle réunissait sept de ses collègues et fondait le collège de Saint-Bonaventure. Il s'éteignait hélas ! le 12 août 1881 avant d’avoir vu l'apparition du premier volume d’une collection aujourd’hui complète et qui a paru en onze tomes, de 1882 à 1902. Le P. Ignace Jeiler lui succéda et, plus heureux, il eut la joie de voir toute l'œuvre accomplie,puisqu’il ne mourut que tout récemment,le 8 décembre 1904, à l’âge de 91 ans°. |

A ces deux noms j'aimerais à les citer tous joignons encore celui du P. Müller, mort à Erfürt le 25 juin 1902 d’une maladie de nerfs ; son labeur incessant fut à ses collègues d’une souveraine utilité, et l’on ne doit pas oublier qu’il est encore le principal éditeur des deuxième et troisième volumes des Analecta Franciscana.

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Personne ne le niera, on avait besoin d’une édition critique des œuvres de Bonaventure. Le mérite du saint docteur, à lui seul, suffisait pour la rendre nécessaire: Vos autem, Franciscales viri, disait le Pape Léon XIII à un groupe de Frères Mineurs, Theologie Magistrum habetis, cujus volumina nocturna diurnaque manu catholice doctrinæ explanande defendendeque versetis. Quemadmodum PP. Dominicani angelicum doctorem S. Thomam sibi vindicant, îla vos Franciscales Doctorem Seraphicum S. Bonaventurum vobis jure quidem obptimo vindicalis. Is posiquam maxime arduas shecu- lationis summitates conscendit, de mystica theologia lanta perfectione disseruit ut de ea communi hominum peritissimorum suffragio habealur facile prin- ceps. Frequens libensque nos doctorem hunc legimus,ex qua lectione incredibili animi voluplate percellimur et fere in acra levamur, ipse enim manuducit ad Deurn 3.

Il suffit d’avoir fréquenté une bibliothèque pour savoir que, dès le moyen age, rien n'était plus lu et copié que saint Bonaventure. Le XV® siècle nous donna une cinquantaine d'éditions de ses œuvres. La première qui soit complète, toutefois, ne date que de la fin du seizième. C’est celle du Vatican 1588-1596, 7 vol. in-fol. (Bibl. nat. D. 185.)

La seconde est de Mayence en 1609 (Bibl. nat. D. 1270) aussi 7 vol in-fol.;

1. Acta Ord. Min. 1890, p. 177 ets. 2. Cf. Hain, Æepert. bibliogr. 3. Cf, Acta Ord, Min., janvier 1905.

92 BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE.

la troisième vient de chez Barde à Lyon en 1678 (7 vol. in-fol., Bibl. nat. D, 186) et reproduit celle de Vatican. Casimir Oudin, le moine apostat, osa le premier,en 1722,se demander la valeur de ces textes dans son Comsmentarius de script. eccles.;et en 1751, l'édition de Venise (13 vol. in-4°) réalisait un pro- grès énorme en distinguant les œuvres cer/a, dubia et suppositia. Elle était due aux PP. Jean Mazzucato et Jean de Augustinis. Malheureusement le texte publié est des plus mauvais.

En 1767, le P. Benoît Bonelli de Cavallesio éditait un Prodromus ad opera omnia il étudiait les travaux de ses devanciers etles mss. de lui connus. Ce Prodromus fut suivi d'un Supplément aux œuvres (1772-1774. 3 vol. in-fol.) Quelques années après, c'était le tour de Sbaraglia qui reprenait en sous- main la critique de l’auteur du Commentarius de script. eccles.

Enfin en 1864 à Paris, le chanoine Peltier publiait à nouveau l'édition de Venise (Bibl. nat. D. 6614 bis),précisément la plus défectueuse, et sans tenir, hélas ! assez compte des remarques de Bonelli, de Sbaraglia ou même de Petit-Radel (Æfst. lift, de la France. tom. XIX. (1838) :.

Somme toute, on ne possédait de S. Bonaventure aucun texte convenable ou correct. Trigosus, théologien célèbre, s’en était déjà plaint, dans sa Swrima S. Bon. Lugdun. 1616, p. 18. col. 1. On n'avait pas non plus de véritable édition critique. Que de fois on avait varié dans l'attribution de telle ou telle page ! On n'avait pas non plus de catalogue ancien et complet des écrits du saint, personne non plus n'avait fait la revue des mss. Enfin aucune édition ne donnait les œuvres véritablement complètes.

Le travail des Pères de Quaracchi a été précisément de combler ces la- cunes ; ils ont recueilli tout ce qui est gesuinus, comparant les mss., les incunables et l'édition du Vatican, adoptant la meilleure leçon et mettant en note les variantes aux cas douteux, ce qui n’est pas peu de chose, puisque le premier livre du commentaire des sentences contient à lui seul 20.000 va- riantes. Les éditeurs ont enfin ajouté, tirées de sources diverses, trente-quatre pièces nouvelles, dont le discours au concile de Lyon, le discours sur S. Fran- çois au chapitre général de Paris, un oficium Corporis Christi et une lettre à l’empereur grec Michel.

III

Toute l'édition de Quaracchi se divise en cinq parties qui contiennent suc- cessivement :

Les commentaires sur les Sentences, le érevil/oguium et les autres œuvres scholastiques ;

Les œuvres exégétiques et les commentaires sur la Sainte Écriture ;

Les œuvres mystiques et ascétiques ;

1. Voir dans le Ca/a{. gén. des livres imprim., tom. XV. vol, 557-508, ce que la bibl. nat. de Paris possède de saint Bonaventure. Cf. 7. Franc. tom. XII, p. 181.

BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE. 93

Les œuvres religieuses traitant de la vie régulière et surtout de la vie minoritique ;

Enfin les sermons.

Afin de montrer avec quelle conscience, avec quel scrupule les savants éditeurs ont procédé, je vais indiquer brièvement le sommaire de leurs pro- légomènes placés en tête du Comment. in Sent. Ils établissent d’abord l’authenticité indubitable de ces quatre livres, indiquent le temps de leur com- position et le milieu vivait leur auteur quand il les écrivit, et montrent les relations qui existent entre ces commentaires et la Somme d'Alexandre de Halès. Venant au fond des doctrines, les Pères de Quaracchi examinent alors la valeur de celles de Bonaventure, relèvent celles qui sont tombées en désuétude (il y en a, mais peu de caractéristiques) et signalent les traités décrits pour propager ou «illustrer le Comment. in Sent. (53 inédits et 23 pu- bliés dont 10 de capucins). Ils indiquent ensuite les différentes éditions du commentaire des Sentences, complètes ou non, et la façon dont ils ont pro- cédé pour leur propre travail, à savoir comment, en tout, ils ont préféré les mss. les plus anciens aux plus récents. Leur critique les a amenés à cette conclusion que l'édition Vaticane n'avait pas été faite d'après les codices les plus âgés. Les variantes sont indiquées à la manière des Mauristes. En cas notable, les éditeurs exposent la raison de leur choix.

Voici, objectivement parlant, le résultat total des recherches des éditeurs des œuvres de S. Bonaventure. Sont authentiques les écrits suivants :

1. Les commentaires sur les quatre livres des sentences de Pierre Lombard; tom. I-IV ; |

2. les Quaestiones disputatae de scientia Christi, de mysterio SS. Trinitatis, de Dperfectione evangelica ; tom. V, p. 1-198 ;

3. le Breviloquium, 1d., p. 199-291, imprimé dès 1502 à Angers chez Jean Alexandre, rue de la chaussée Saint-Pierre (Bib. nat. Rés. D. 67958) ;

4. l'itinéraire de l’âme à Dieu ; id., p. 293-316;

$. l’opuscule «de reductione artium ad theologiam ; \V, p. 317-325 ;

6. les collationes in Haerameron, id., p. 327-454 ;

7. les collationes de septem donis Spéritus Sancti, id., p. 455-503 ;

8. les collationes de decem praecepiis, \d., p. 505-532 ; ces trois derniers ouvrages n’ont pas été écrits par l’auteur lui-même ; ce sont les notes recueil- lies à ses cours de Paris ;

9. les sermones selecti de rebus theologicts, id., p. 532-559 ;

10. le commentaire sur l’Ecclésiaste, tom. VI, p. 1-103 ;

11. celui sur le livre de la Sagesse, id., p. 105-235 ;

12. celui sur l'Évangile de S. Jean, id., P- 237-532 ;

13. les co/lationes sur le même Évangile, id., p. 533-634 :

14. le commentaire sur S. Luc, tom. VII, p. 1-604 ;

15. l'écrit de Triplici via (ou /ncendium amoris), tom. VIII, p. 3-27. Seul Oudin a contesté l'authenticité ;

94 BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE.

16. le soliloquium de quatuor mentalibus exercitiis, \d., p. 28-67 ;

17. le Zignum vitae, id., p. 68-87 ;

18. De quinque festivitatibus puers Jesu, 1d., p. 88-98 ;

19. le traité de la préparation à la messe, id., p. 99-106 ;

20. de perfectione vitae ad Sorores, id., p. 107-127 ;

21. de regimine animae, id., p. 128-130 ;

22. de sex alis Seraphim, 1d., p. 131-151;

23. Officium de passione Domini, 1d., p. 152-158 ;

24. Vitis mystica, id., p. 159-229 ;

25. Apologia pauperum, \d., p. 230-330 ;

26. Une lettre de fribus quaestionibus, id., p. 331-336 ;

27. Determinationes quaestionum, 1d., p. 337-374 ;

28. Quare fratres minores praedicent et confessiones audiant, \d.,p. 375-385 ;

20. Epistola de sandaliis apostolorum, \d., p. 386-390 ;

30. l'exposition sur la règle des Frères Mineurs, id.,