'cilflili!!;

u*a-

Univof

"'ORONTO

''MM:

rfJilîiifrrh-iHB'Iljl;

uj;?it-'

4

Annales

de

Géographie

Annales de Géographie

Publiées sous la Direction de MM.

P. Vidal de la Blache L. Gallois et Emm. de Margerie

Secrétaire de la Rédaction Louis Raveneau

TOME XXI

Année 1912

Librairie Armand Colin

Paris, 5, rue de Mézières, 6^

1912

Droits de reproduction et de traduction rései-vés pour tous pays

/

\

N" 115. XXI' année 15 janvier 1912

ANNALES

DE

GÉOGRAPHIE

I. GEOGRAPHIE GÉNÉRALE

L'ESPRIT EXPLICATIF DANS LA GÉOGRAPHIE MODERNE

Les historiens qui ont approfondi le développement de nos grandes institutions d'enseignement nous assurent qu'il y a eu, dès le commencement, des professeurs qui allaient d'Université en Uni- versité, s'arrêtant pour faire des conférences ils trouvaient des étudiants prêts à les entendre; quelques-uns en concluent qu'il n'y a rien de bien nouveau dans les échanges interuniversitaires de nos jours.

A mon idée pourtant, il existe un océan de différence entre ces visites vagabondes des professeurs de jadis et les échanges systéma- tiques des temps modernes. Le maître d'autrefois quittait sa patrie de sa propre initiative, pour passer, en franc-tireur, dans un pays voisin, son arrivée était inattendue, peut-être peu désirée; tandis que les professeurs d'aujourd'hui partent sur l'invitation des Uni- versités qu'ils visitent, suivant un plan soigneusement étudié. Ils n'hésitent pas à traverser même l'Atlantique, et, dès leur arrivée, se trouvent l'objet des attentions les plus flatteuses.

Parmi les plus anciens exemples de ces visites interuniversilaires modernes, sont celles qui ont débuté dès 1898 sous le généreux patronage de M^ Hyde. Le premier. M'' Hyde nous a envoyé à Harvard

1. Appelé à faire, pendant le premier semestre de l'année 1911-1912, un cours de géographie à la Sorbonne, M' W. M. Davis, professeur à rL'niversité Harvard, agréé à l'Université de Paris, a inauguré son enseignement par la let-on suivante, que nous sommes heureux de reproduire.

ANN. DE GÉOG. XXl* ANNÉE. 1

2 GÉOGRAPHIE GÉNËRALE.

des conférenciers français; sur son initiative, nos professeurs sont venus à Paris chaque année depuis 1904; c'est l'année suivante qu'un échange systématique fut inauguré entre le Kultusministeriurn de Berlin et Harvard, et encore une année plus tard un échange sem- blable fut institué entre Berlin et l'Université Columbia de New York. On a le droit de penser que l'initiative de M'^ Hyde, qui créait entre la France et les États-Unis des liens si agréables, n'a pas été pour rien dans l'établissement de relations entre nos universités américaines et celles d'Allemagne.

Mais, cette année, l'institution créée par M' Hyde entre dans une nouvelle phase de son développement. La graine a poussé et devient arbre, et, comme en toute évolution, des modifications se produisent sous plusieurs rapports. Espérons que celui qui a planté la graine sera satisfait de sa croissance. Une des modifications intervenues est que le professeur de Harvard, agréé à la Sorbonne, renonce pour cette année à s'adresser à l'auditoire public des années précédentes, afin d'entrer en relations plus étroites avec les étudiants de l'Univer- sité; non pas que les relations générales ne méritent d'être cultivées : je serais très content, pour ma part, de les voir maintenues, et je ne vois pas pourquoi elles ne le seraient pas, car il ne manque pas de professeurs français et américains qui savent présenter leur science de façon à intéresser le grand public; mais on ne change pas ses habitudes, même en traversant l'Océan, et il n'est pas dans les miennes d'attirer ou de récréer un vaste auditoire.

Jusqu'à présent, nos conférenciers de Harvard à Paris ont traité l'histoire ou la littérature américaine. Cette année, pour la première fois, le conférencier de Harvard représentera une science, et de fait une science très ancienne : la géographie. Les raisons qui ont conduit le Ministère de l'Instruction Publique à s'écarter ainsi des traditions qui se formaient me sont tout à fait inconnues, mais ce n'est assurément pas à moi, premier bénéficiaire de cette interpréta- tion élargie, d'y faire objection; c'est, au contraire, une vive satisfac- tion pour le géographe américain que je suis d'avoir une occasion aussi favorable d'exposer aux jeunes géographes français certains principes de géographie physique, qui, provenant des études dp nos explorateurs dans le Far West et la région des Montagnes Rocheuses, s'appliquent tout aussi bien aux problèmes de l'Ancien qu'à ceux du Nouveau Monde.

Mais, au lieu de chercher à présenter ces principes d'une façon pour ainsi dire populaire et captivante, afin d'attirer et de contenter un auditoire général, je désire les exposer à la manière d'une science, d'une discipline, et contribuer par à l'enseignement systématique et sérieux qui convient r.ux étudiants de la Sorbonne. Bien que je

I

L'ESPRIT EXPLICATIF DANS LA GI^OGRAPÏIIE MODERNE. i

m'applique à changer pour une aulro la langue dont je me suis servi pendant soixante années bien comptées, je vais m'elîorcer en même temps de garder autant que possible les méthodes d'exposition que j'ai développées et employées pendant mes trente années de ser- vice h Harvard, méthodes qui n'ont jamais, à vrai dire, attiré une l'oule d'étudiants à mon laboratoire, mais qui ont néanmoins servi à stimuler un certain nombre de jeunes gens, devenus par la suite pro- fesseurs de géographie dans diverses Universités des États-Unis.

Voici maintenant notre plan d'études, établi après discussion avec vos professeurs. Il y aura pour les débutants, deux fois par semaine, un cours sur l'étude systématique des formes du terrain, avec une heure d'exercices pratiques, non obligatoires, mais, à mon avis, d'une importance réelle pour tous ceux qui se proposent de de- venir géographes. Il y aura aussi un cours plus avancé, deux heures de suite tous les quinze jours, pour les étudiants qui ont déjà consacré à la géographie une année au moins dans une Université ; dans ce cours, nous ferons une étude de l'exposition des faits morphologiques ou, pour ainsi dire, de l'art de décrire les paysages. En outre de ces cours systématiques, je désire organiser, avec l'aide des autres pro- fesseurs de géographie de la Sorbonne, un petit groupe d'étudiants les plus avancés, pour discuter avec eux, entre nous, leurs travaux encours. Enfin, je tiens à fixer dès le début de mon service des heures de réception, je serai à la disposition de mes étudiants, pour con- sidérer personnellement toutes les sortes de problèmes géographiques auxquels ils s'intéressent.

J'ai parlé tout à l'heure des principes de la géographie physique établis par nos explorateurs américains dans la région des Montagnes Rocheuses. Le développement de ces principes offre lui-même une illustration excellente de la vraie nature de la géographie, c'est-à- dire de la manière dont les traits physiques d'une région influent sur la vie de son peuple, ou, pour exprimer la même idée en termes scientifiques, l'influence exercée par le milieu sur l'habitant.

C'est un lieu commun de la géographie que d'indiquer l'impor- tance, dans une région de grand relief, des vallées comme routes de communication, ou la valeur des baies d'une côte accidentée pour le développement du commerce maritime; mais on peut, on doit poursuivre l'influence du milieu sur l'habitant beaucoup plus loin que cela. Un habile observateur a expliqué l'esprit d'indépendance qu'on remarque parmi les montagnards suisses, non comme inné, mais comme répondant à l'habitude de vivre en de petits groupements isolés, habitude à laquelle ces populations sont contraintes par l'écartement dans les vallées alpines des cônes de déjections, sur les- quels se trouvent les meilleurs sites pour leurs villages. Un explora-

4 GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

leur du Sahara explique que, parmi les indigènes qui habitent le désert sableux, le vol est plus rare que parmi les indigènes du désert pierreux, parce que dans le sable on suit facilement le voleur ; il ne peut se sauver avec son butin sans laisser sa trace, et par conséquent le vol n'est pas profitable. Un de mes amis des États-Unis a démontré le lien intime qui existe entre la religion d'une certaine tribu du Sud-Ouest, les Hopi, et les conditions climatiques de leur région aride : la pluie est leur plus grand bien ; or, le dieu de la pluie est leur plus grand dieu. Après avoir semé leurs graines, au printemps, il leur faut se rendre propice ce grand dieu, pour qu'il les favorise en faisant tomber la pluie sur leurs petits champs; et comme les mouvements rapides du serpent à sonnettes imitent, à leur idée, l'éclair qui accompagne l'orage; ils s'en servent dans? leurs céré- monies religieuses. Voilà donc l'origine géographique de leur danse des serpents, origine enracinée dans le climat aride de leur milieu.

Les principes américains de la géographie physique sont égale- ment le produit du pays ils ont été développés. Dans les pays plus humides, la végétation cache la relation étroite qui existe entre la structure du sous-sol et la forme de sa surface ; mais elle éclate dans les régions arides, telles que nos États du Sud-Ouest. La relation intime entre structure et forme a, il y a trente à quarante ans, si fortement frappé nos explorateurs, Powell, Gilbert, Dutton, que ces géologues sont devenus géographes, et qu'ils ont fondé chez nous une nouvelle philosophie de la géographie, la philosophie rationnelle et évolutionniste, dont un des principes est que la meilleure des- cription d'un paysage se trouve dans l'explication de son origine.

Je ne veux pas dire que cette idée soit tout à fait américaine : vous avez dans l'étude vraiment remarquable sur Les formes du ter- rain, par le général de la Noë et Emm. de Margerie, l'indication de ce qu'on a fait il y a vingt ans en France à cet égard. Néanmoins, dans la transformation de la méthode empirique, qui a prévalu autrefois, en une méthode explicative, qui trouve une adhésion de plus en plus générale aujourd'hui, nous avons bien le droit de dire que nos explo- rateurs du Far West ont été pour beaucoup.

Je saisirai souvent l'occasion, pendant l'hiver, de diriger l'attention de mes auditeurs sur les ouvrages les plus importants à cet égard de nos géographes et de nos géologues. Mais pour aujourd'hui, je veux faire choix d'un sujet plus nouveau, qui servira à vous exposer l'état actuel de l'étude des formes du terrain et qui, comme vous verrez, nous ramènera avant la lin à ce principe de description explicative qui e<t le fondement de la géographie moderne.

Permettez-moi donc de vous raconter un peu de ce que j'ai fait pendant un voyage d'exploration que je viens de terminer; voyage

F.'ESPIUT EXPLICATIF DANS LA (if:OGUAI>HIE MODEKNE. 5

pas très long, à vrai dire, il n'a duré qiu; deux mois, ni trr;s(';t(!ndu : iino simple tournée à travers l'Europe Occidentale. Ce fut pourtant un voyage des plus instructifs par le grand intérêt des paysages qu'il nous a permis de visiter, et assurément des plus agréables, grâce à la société d'un certain nombre de géographes, aussi empressés envers leurs compagnons que dévoués au progrés de leur science.

Le voyage commença en Irlande le l""" août, et dura jusqu'à la première semaine d'octobre, qui nous trouva en Italie. Le long de ce parcours, nous avons visité toute une série de régions importantes au point de vue de la géographie physique. En Irlande, le profes- seur Cole, de Dublin, nous guida, nous vîmes les montagnes de la partie Sud-Ouest, au bord de la mer, descendre en falaises à pic sur un rivage déchiqueté et rongé par les vagues énormes d'un océan tourmenté. C'est bien qu'il faut aller pour se rendre compte de la bataille qui se prolonge à travers les siècles entre la mer victorieuse et la terre vaincue ; bataille étrange, puisque plus la mer victorieuse gagne sur la terre, plus son attaque s'affaiblit, et puisque la résistance de la terre vaincue devient d'autant plus vaillante que ses pertes sont plus grandes.

Tournant vers l'Est, nous descendîmes la vallée longitudinale du Blackwater jusqu'au coude rectangulaire son cours devient trans- versal, région qui intéresse l'histoire de notre science, car c'est juste- ment là que le géologue irlandais Jukes réussit à expliquer, il y a cinquante ans, ce que ses confrères en géographie avaient jusqu'alors ignoré : l'origine des vallées longitudinales qui suivent le parcours des structures peu résistantes, comme on en trouve partout dans les régions composées de couches inclinées, de résistance variable, et d'âge suffisant pour qu'elles aient subi une érosion prolongée. Nous traversâmes la mer d'Irlande pour gagner le Pays de Galles et visiter le mont Snowdon, célèbre pour ses cwms, ou cirques d'origine gla- ciaire. C'était le professeur Marr, de l'Université de Cambridge, qui était notre guide. Nous ne fûmes que quatre en Irlande, mais au Snowdon le nombre de nos compagnons fut accru par l'arrivée d'un petit régiment de géographes d'un peu partout, un de Norvège, un d'Autriche, un des États-Unis, deux d'Allemagne, trois d'Angleterre et trois de France; nos discussions devinrent, par conséquent, ani- mées et polyglottes. Vous savez, sans doute, que les géographes ne sont pas encore d'accord sur le problème de l'érosion glaciaire ; ils ne l'ont pas encore résolu d'une façon convaincante pour tout le monde. Il y en a qui dénient aux anciens glaciers le pouvoir de creu- ser les cirques dans les montagnes et de surcreuser les auges dans les vallées ; il y en a qui, au contraire, attribuent aux anciens glaciers un pouvoir érosif extraordinaire. Pour arriver à une conclusion juste dans une question de cette nature, il n'est rien de tel qu'une excur-

6 GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

sion sur le terrain même. Eussions-nous cherché dans toute l'Europe, que nous n'eussions pas trouvé de meilleur exemple élémentaire d'une combinaison de formes normales et g^laciaires qu'au mont Snowdon.

Mais malheureusement il nous manqua un membre du parti antiglacialisle. Nous étions tous persuadés de l'origine des cirques du Snowdon par l'érosion glaciaire, et, en conséquence, nos discus- sions perdirent beaucoup de vivacité. Nous essayâmes de considérer en conscience le contre aussi bien que le pour de ce problème; nous fîmes de notre mieux pour poser la question d'une façon impartiale et juste ; mais on ne doit pas s'attendre à ce que même des géographes fassent l'impossible ! On a beau dire, on ne réussit pas à mettre en valeur toutes les ressources d'une théorie à laquelle on ne peut prêter foi, surtout quand elle est justement opposée à une autre théorie dont la vérité semble bien établie.

Un peu plus tard, au Sud, nous consacrâmes deux journées bien agréables au plateau du Pays de Galles, décrit, il y a soixante ans, par Ramsay comme une ancienne plaine de dénudation marine, maintenant élevée et disséquée. Aujourd'hui, il est plus à la mode géographique d'expliquer de tels plateaux comme procédant de l'éro- sion subaérienne normale, c'est-à-dire comme résultant de l'action prolongée des fleuves, des rivières, des ruisseaux, des eaux sauvages et des intempéries agissant à la fois sur toute l'étendue de la surface, et non pas de l'abrasion progressive de la mer le long d'une seule ligne de rivage en recul.

Les premiers observateurs anglais, toujours dans le voisinage de la mer, on pourrait presque dire, toujours à la portée du bruit de ses vagues, avaient bien le droit de penser que la mer avait raison des rivières et du ruissellement dans la sculpture des terres; on ne doit pas s'étonner qu'ils aient exagéré l'importance de l'abra- sion marine dans la production du modelé terrestre. Il est encore une fois intéressant, au point de vue de l'influence exercée par le milieu sur l'habitant, c'est-à-dire au point de vue vraiment géo- graphique, — de remarquer que c'est, en effet, en Angleterre, dans une île médiocrement grande, que Ramsay a le premier expliqué les plateaux, tels que celui du Pays de Galles, par l'abrasion marine, tan- dis que leur explication par l'action des fleuves et du ruissellement a été proposée par Povvell, géologue américain, qui, originaire d'une vaste plaine intérieure, n'avait presque pas constaté personnellement l'action de la mer sur les rivages, mais qui, comme explorateur du centre d'un large continent, s'occupait constamment de l'action de l'érosion normale.

Nous rappelant donc ces deux explications rivales, et reconnaissant que l'érosion normale est aujourd'hui plus à la mode géographique

L'ESPRIT EXPLICATIl' DANS LA GlîlOGKAPHIK MODEKNE. 7

quo l'abrasion marine, iiuus fùnK,':? très conlonls do ren'(Hiti«M danr» 1«; j)roresseur Jones, de rUniversité d'Aberystwyth, qui nous servit de ^uide sur lo plateau gallois, un partisan convaincu de la théorie de l'action marine. M"" Jones appuya sa conviction de plusieurs arguments de grande valeur. Ce fut un vrai plaisir de trouver que l'idée de Hamsay, trop généralement abandonnée même par les Anglais, était après tout bien fondée pour une partie au moins de la région à laquelle il l'avait appliquée, et cela a augmenté ladmiration que nous avions depuis longtemps ressentie à l'égard de cet observateur excellent, de ce théoricien habile.

Ce sont nos visites à ces régions classiques, comme le bassin du Blackwater en Irlande et le plateau du Pays de Galles, régions d'une si grande importance dans la science des formes du terrain, qui ont donné à notre voyage le sobriquet de «pèlerinage géographique », et c'est l'île le voyage a commencé et la presqu'île il s'est terminé qui lui ont valu son nom entier : « pèlerinage géographique d'Irlande en Italie ».

11 m'est impossible de vous rendre compte de tout le pèlerinage, mais je ne veux pas oublier les explications que nous donna W Strahan, sous-chef du Service Géologique britannique, pendant notre visite aux falaises de la côte Sud d'Angleterre ; et comment ne pas faire mention de l'aide que nous prêtèrent plusieurs professeurs français après notre traversée de la Manche? Ce fut un vrai plaisir de rencontrer, à Saint-Brieuc, M*^ le professeur Vacher, de Rennes, qui nous accueillit à bras ouverts et qui nous guida dans une tournée admirablement organisée en Bretagne ; et à Brive, M"^ le professeur Demangeon, de Lille, dont les attentions pendant notre séjour dans le Limousin, qu'il a si bien étudié et décrit, furent des plus hospi- talières; et au Mont-Dore, M"^ le professeur Glangeaud, de Clerrnont- Fcrrand, qui nous prodigua une aide utile et enthousiaste en Au- vergne ; de sorte que le profit de notre voyage à travers ce beau pays de France n'a eu d'égal que son agrément. C'est, d'ailleurs, en France que les pèlerins ont été le plus nombreux : un professeur écossais d'Edimbourg, un maître de conférences allemand de Marbourg, et je ne sais plus combien de géographes français, y compris un pro- fesseur de la Sorbonne, nous y ont rejoints : et avant notre dislo- cation au delà des Alpes, un géographe japonais fut même des nôtres. Arrivés en Suisse, M^ Wyss, jeune géographe qui poursuit son apprentissage, nous servit admirablement de guide dans le Jura. A Berne, nous rencontrâmes mon excellent et actif ami, le docteur Nussbaum, qui m'avait déjà tant aidé dans l'organisation du pèleri- nage, et qui nous guida pendant la traversée des Alpes. Enfin, en Italie, ce furent les professeurs Ricchieri, de Milan, et Marinelli, de Florence, qui nous souhaitèrent la bienvenue au lac Majeur, mer-

8 GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

veilleux exemple de surcreusement glaciaire. Quelques jours plus tard, à Lugano,nous nous dispersâmes, après avoir été neuf semaines en route. Plus tard, en temps utile, j'aurai l'occasion de revenir à plusieurs reprises sur les problèmes que nous avons étudiés pendant ce voyage d'exploration : qu'il me suffise, pour l'instant, de vous assurer qu'il a été pour tous les pèlerins un voyage heureux et pro- fitable, et, parlant pour mon propre compte, qu'il m'a énormément fortifié dans la foi géographique à laquelle j'espère convertir tous mes étudiants cet hiver.

Mais peut-être vous demanderez-vous, en écoutant jusqu'ici mon récit : « Est-il donc permis, en parlant d'une simple tournée d'été à travers l'Europe, de la qualifier de voyage d'exploration? N'est-il pas nécessaire, pour faire un vrai voyage d'exploration, de s'éloigner des pays civilisés et de pénétrer dans les régions peu connues, comme l'Afrique Équatoriale ou la Patagonie, l'Asie Centrale ou le Kam- tchatka, pour ne rien dire des régions polaires? »

Il n'est pas douteux que, dans son acception ordinaire, le terme « exploration » s'emploie en parlant de terres ou de mers éloignées et à peine pénétrées ; mais il me paraît raisonnable de prendre le même mot dans une signification différente. Le voyage que je viens de faire n'avait pas pour but la traversée d'une région le pied du géographe explorateur ne s'était jamais posé. Mon désir était tout autre. C'était aux géographes, aux pèlerins qui m'accompagnaient, aussi bien qu'aux régions visitées que je m'intéressais, et c'était avec l'intention d'explorer les pensées et les procédés géographiques de mes compa- gnons aussi bien que d'étudier la région traversée, que j'ai organisé l'expédition. En un mot, l'objet du voyage était l'examen de la mé- thode de description géographique, employée sur le terrain même par des géographes différents : et, en vue d'un tel objet, on doit reconnaître que j'ai fait un bon choix en évitant la Patagonie et le Kamtchatka, où, à ce qu'on prétend, les géographes font défaut, et en traversant l'Europe, où, si j'ose dire, les géographes abondent.

Mais vous me demanderez peut-être encore : « Est-il donc possible que, dans cette année de grâce 1911, il y ait matière à exploration dans les procédés des géographes? Ne sont-ils pas encore d'accord sur leurs méthodes de description des régions bien connues de l'Europe? » Je vous assure qu'il y a une abondante matière, et que les géographes, loin de s'accorder entre eux, sont souvent en plein désaccord sur leur méthode de description. Il était vraiment surpre- nant de remarquer, pendant le voyage, les procédés si différents des différents pèlerins. J'ai fait bien des expériences à ce sujet, en deman- dant à ]'un ou à l'autre de mes compagnons, tandis que nous étions sur le terrain même : « Quelle est votre méthode pour faire une

L'KSPRIT EXPLICATIF DANS LA GI^OdRAPlIIK MODERNE. 9

description du paysage que voici? » Les réponses ont indiqué une variété étonnante dans les manières, les styles, les formules de description, une variété vraiment plus grande que je ne m'y atten- dais. De sorte que,îi la fin, nous pouvions nous demander : " Laquelle de toutes ces méthodes est la meilleure? » C'est plutôt à vous, jeunes géographes de la génération qui vient, qu'à nous autres de la géné- ration qui passe, de régler cette question difficile.

Mais, direz-vous enfin : « Pourquoi essayer de décrire à nouveau les pays de l'Europe? Ne les a-t-on pas déjà décrits, et depuis long- temps ? N'en a-t-on pas fait des levés topographiques à grande échelle? N a-t-on pas écrit sur leurs traits physiographiques des articles sans nombre et des livres sans fin? Est-il possible qu'il reste toujours quelque chose à faire à leur endroit? » Heureusement pour vous, jeunes géographes d'aujourd'hui et de demain, il reste énor- mément à faire dans la science que vous comptez poursuivre. Ne croyez pas que vous n'ayez qu'à apprendre les résultats des investiga- tions de vos professeurs. Le monde, déjà exploré d'une façon pré- liminaire, attend que les géographes de l'avenir l'explorent encore une fois, et d'une façon beaucoup plus sérieuse, plus scientifique et plus complète qu'on ne l'a fait jusqu'à présent. Mettons, si vous voulez, que nos connaissances des régions de l'Europe suffisent à l'enseignement des jeunes gens du lycée, ce qui ne me paraît pas, d'ailleurs, tout à fait vrai, mais en tout cas cela n'est pas notre affaire. Il ne s'agit pas ici de connaissances élémentaires, mais de connaissances plus avancées, convenant à plus de ma- turité ; de connaissances géographiques aussi avancées et sérieuses que les connaissances déjà acquises dans les autres sciences, telles que la géologie, la botanique, la zoologie, et de cette espèce de connaissances nous sommes jusqu'à présent peu pourvus dans la géographie. On a vraiment le droit de s'étonner de l'état actuel des choses à cet égard. Quand vous chercheriez dans les meilleures bibliothèques, vous n'y trouveriez pas un seul livre sur la géographie détaillée de l'Irlande, préparé en accord avec l'état moderne de notre science pour des lecteurs instruits : un tel livre n'existe pas. Si vous cherchiez également un livre moderne et avancé sur la géographie du Pays de Galles, vous ne trouveriez, pour ce qui est de la morphologie, que les idées de Ramsay, reproduites ou citées sans additions impor- tantes dans les livres généraux. En France, je le dis sincèrement, sans l'intention de vous complimenter, moins encore de vous flatter, on est plus avancé, grâce à l'École de géographie établie ici, sous la direction de professeurs habiles, comme le témoignent les volumes remarquables sur la Picardie, la Flandre, le Berry, produits par de jeunes géographes, maintenant pour la plupart professeurs dans les Universités de province. Mais, même en France, vous trouverez des

10 GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

régions encore insuffisamment étudiées et toutefois bien dignes de vos études. Et à côté de la France, voyez l'Espagne et le Portugal, les études géographiques modernes n'en sont encore qu'à leur début. Voyez aussi la classique péninsule italienne, dont les traits géographiques ne sont pas encore décrits d'une façon scientifique et moderne. Pour ce qui est de la Suisse, de l'Allemagne et de l'Au- triche-Hongrie, je parle maintenant plutôt de la morphologie ter- restre que de la géographie entière, vous trouverez sans difficulté un grand nombre de documents, dont beaucoup sont excellents ; mais, malheureusement, la plupart des géographes de ces pays-là se sont beaucoup enfoncés, pendant ces dernières années, dans la géo- logie : parmi combien de pages érudites ne faut-il pas souvent cher- cher pour trouver une description nette d'un paysage actuel, tant un flot de détails sur l'histoire du passé obscurcit plutôt qu'il ne révèle l'état du présent?

Comment donc se fait-il qu'une science si ancienne, cultivée depuis aussi longtemps que la géographie, n'ait pas fait déplus grands progrès pendant ces dernières années d'une activité scientilique si exceptionnelle? Pourquoi n'est-elle pas aussi avancée que les autres sciences, dont quelques-unes sont d'autant plus vigoureuses qu'elles sont plus jeunes.

Je trouve à ce retard plusieurs causes qui valent la peine qu'on les examine pour savoir comment les combattre ou les écarter.

La première, c'est que les faits de la géographie, et surtout de la géomorphologie, ne sont pas, comme les faits de la structure micro- scopique des êtres vivants ou des roches, propriété exclusive du monde scientifique, mais qu'ils sont pour la plupart propriété de tout le monde. Par conséquent, la géographie a hérité le plus grand nombre de ses termes de la langue vulgaire de chaque pays; les termes géographiques ne sont, en général, que des mots d'usage ordinaire, sans définition exacte. Qu'est-ce qu'une montagne? En fait, ce nom s'applique à toutes sortes de formes, différentes de gran- deur, de modelé, de constitution, d'origine. Nous aurons fréquem- ment occasion pendant l'hiver qui commence d'examiner de plus près cette question de terminologie géographique, quia si grand besoin d'être mieux développée et mieux précisée.

Une autre cause importante du retard subi par la géographie tient à ce ({u'on l'a trop généralement conçue comme science empirique, qu'on s'est contenté de savoir qu'il y a, par tant de longitude et tant de latitude, une montagne de telle altitude; qu'il y a, dans une cer- taine région, un lleuve qui coule dans telle et telle direction, sur un parcours de tant de kilomètres, pour se jeter enfin dans tel océan. L'esprit explicatif de la philosophie évolutionnistc n'est entré dans

L'ESPRIT EXPLICATIF DANS LA GÉOGKAPHIE MODEIlNi:. Il

la g(''ogiaphie que très tard, et il lui reste encore beaucoup à fain*. Une lioisième cause de l'etard se trouve, je parle de [)lus en plus de la géomorplioiogie, ou science des formes du terrain, dans la séparation trop longtemps maintenue entre la géographie et la géo- logie. Cette séparation provient d'un état de choses assez intéressant au point de vue de l'histoire des croyances humaines. Le monde civilisé a été porté à penser, pendant des siècles, que la terre n'est âgée que d'à peu près six mille ans; aussi les premiers géologues se trouvaient-ils dans la nécessité de faire marcher à une allure de cata- clysme les anciennes révolutions de l'écorce terrestre, qui, àleur idée, avaient eu lieu avant l'établissement de l'ordre actuel plus tranquille. Pour la même raison, les géographes croyaient la géographie indé- pendante de la géologie. Les idées justes à cet égard se sont intro- duites très lentement. C'est seulement au siècle dernier que le grand âge de la terre et la simplicité des événements au cours de son long passé ont été généralement reconnus, même dans le monde scienti- fique; c'est seulement dans les dernières années du siècle que la con- tinuité de la géologie et de la géographie a été généralement com- prise, même par les géographes. Mais nous reconnaissons maintenant que la géographie n'est que la géologie d'aujourd'hui et que la géologie entière n'est que la somme, l'intégration de toutes les géographies que le monde a vues, dont la dernière est la géographie actuelle. Il nous faudra attendre encore au moins une vingtaine dannées, avant que ce principe important de continuité produise son juste effet dans l'enseignement de notre science.

Pour vous indiquer en est l'étude des formes du terrain, je vous demande la permission de vous conter une parabole : la para- bole du minéralogiste embarrassé. Ce minéralogiste a un cabinet de minéraux qui prend déjà figure; presque tous les jours, de nouveaux échantillons lui arrivent de tous les coins du globe. Voilà notre homme content? Que non pas! Il nage dans l'abondance, mais, n'ayant point réussi à bien distinguer les différentes espèces minérales, il ne parvient pas à arranger son cabinet d'une façon scientifique. En visi- tant ses confrères, il les trouve aux prises avec la même difficulté, et il voit leurs collections arrangées de tout autre façon que la sienne, mais pas mieux. Que doit faire ce minéralogiste, au milieu de son embarras, de sa confusion de richesses? Chercher, en contemplant son cabinet déjà grand, à l'agrandir encore? Ou bien se vouer à l'étude soigneuse des minéraux qu'il possède, avec l'espoir de déterminer leurs formes précises et leur composition exacte? C'est selon. S'il a les goûts du dilettante, qui met sa fierté dans la possession plutôt que dans la connaissance de ses trésors, il cherchera toujours des nouveautés, sans trop savoir qu'en faire. S'il a, au contraire, l'état

12 GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

d'esprit du connaisseur, il va de soi qu'il n'aura pas de cesse avant de connaître à fond ses collections, afin de les organiser d'une façon juste. Il ne rejettera naturellement pas les nouveaux échantillons qu'on lui apportera de temps en temps, mais la plus grande satisfac- tion lui viendra de l'étude qu'il fera de ses meilleurs cristaux, dans l'espérance de trouver une méthode pour les classer exactement.

Il en est de même de cette division de la géographie qui s'occupe des formes du terrain. Nous connaissons depuis longtemps, d'une façon assez générale, une grande variété de formes, mais nous sommes à peine arrivés, même à l'heure qu'il est, à les connaître d'une façon scientifique et exacte. Aussi n'avons-nous pas encore introduit une méthode de description systématique, acceptée et employée par tous les géographes, comme la description systématique des plantes ou des animaux est acceptée par tous les biologistes. Il nous reste tant à faire! Je ne sais si mes auditeurs trouveront des motifs de découragement ou d'enthousiasme dans cet état delà science morpho- logique : du découragement peut-être en constatant qu'une certaine partie de la géographie, leur science préférée, se trouve tellement en retard sur les autres; mais d'enthousiasme, je l'espère, en recon- naissant que la voie du progrès lui est tout ouverte. Tant pis, pourrait-on dire, pour le développement actuel de la géomorphologie, mais tant mieux pour les géographes de la nouvelle génération, qui ont une si belle occasion de contribuer au progrès de leur science.

Revenons un moment à notre minéralogiste. Il s'est tiré d'em- barras en s'appliquant de toutes ses forces à l'étude détaillée de ses minéraux, dont il est parvenu ainsi à déterminer les formes précises et la composition exacte. Que les géographes et surtout les géomorphologues en fassent autant pour leur part! Par j'entends, non pas que les formes du terrain témoignent, soit dans leur constitution, soit dans leur modelé, de lois chimiques et morpho- logiques analogues à celles que l'étude des minéraux a révélées, mais que le succès des minéralogistes donne aux géographes toutes raisons de penser qu'ils réussiront, s'ils se vouent sérieuse- ment à leur science, à découvrir les lois de l'évolution des formes du terrain et à décrire les formes en connaissance de ces lois, mieux qu'ils ne l'avaient jamais fait auparavant.

C'est une vive ambition chez moi, je vous l'avoue tout franche- ment, de prendre part à cette meilleure organisation des faits. Entre la gloire de mettre le pied sur la cime d'une montagne, jamais pied humain ne s'est posé, et l'honneur de me servir de ma tête pour donner une meilleure description d'une montagne connue depuis longtemps, et sur laquelle des milliers de pieds ont passé, je n'hésite pas : je choisis le dernier Non pas que je veuille, en faisant cette profession de foi, diminuer le moins du monde la gloire si bien mé-

L'KSPlilT EXPLICATIF DANS L\ (iÉUUIlAFUlK MODEUNE. I:;

ritrc do ces vaillants explorateurs qui ont faut contrihué à l'avance- ment de la ^^éographio, en nous informant que des montagnes de telle altitude, des rivières de telle longueur, des plaines et des plateaux de telle grandeur existent dans les différentes parties du globe; mais je reconnais la possibilité et l'importance d'une explo- ration géographique plus intime, qui nous renseignera sur les formes des terres en détail, de la base au sommet, sur le stade de développement et le régime des rivières tout le long de leur cours, sur le modelé détaillé des plaines et des plateaux; et je reconnais la nécessité, dans une exploration de cette espèce, non seulement d'une force physique capable de supporter les marches forcées à travers les montagnes et les déserts, mais aussi d'une force mentale qui observe avec soin, réfléchit patiemment et Unit par découvrir les faits invi- sibles qui contribuent pour une si grande part à la vraie connaissance des faits visibles. On disait autrefois aux jeunes géographes : « Allez voir ». On dit aujourd'hui : « Voyez et pensez ».

Ce me sera un devoir et un plaisir, dans ce cours, d'encourager mes étudiants à combiner la force physique de l'explorateur et les ressources mentales du chercheur, afin qu'ils jouissent à la fois de la gloire d'explorer et de l'honneur d'expliquer les régions de la terre. C'est aux jeunes géographes d'employer leur force et leur finesse d'esprit à la réalisation de cette alliance difficile de l'exploration et de l'inves- tigation, et c'est afin de les aider de mon mieux dans cette entreprise ambitieuse que je suis venu leur faire mes conférences et mes exer- cices pratiques de cet hiver. Je serai extrêmement content de rece- voir, d'ici quelques années, de leurs nouvelles de la Sénégambie ou •de la Sibérie, du Portugal ou de la Suède, ou môme des Cévennes et des Vosges. Quant à moi, on voudra bien me laisser, à mon âge, m'excuser de ne pas aller explorer les pays éloignés : il y a tant à faire dans les pays civilisés! J'ai toujours l'ambition, je vous le confesse, de voir un peu l'Australie et la Nouvelle-Zélande avant d'arriver à mes soixante-dix ans; car, connaissant assez bien l'Europe et les Ëtats-Unis, et, pardonnez-moi ces indications personnelles, ayant déjà voyagé en Amérique depuis l'Alaska jusqu'à la Patagonie, navigué tout autour de l'Afrique et visité ses colonies anglaises du Sud, longé la cote méridionale de l'Asie et pénétré jusqu'au centre, ou peu s'en faut, de ce continent trop grand, trop massif, ce serait pitié de ne pas voir aussi l'Australie avant de renoncer à tout voyage! Ce n'est donc pas faute de savoir ce que c'est que de voyager que j'en suis venu maintenant à préférer l'explication des pays voisins à Pexploration des pays éloignés. J'ai déjà donné ma petite contribution à l'exploration : j'ai été, sous la direction de mon ancien maître, le professeur W^hitn^ey, de Harvard, le premier à escalader et à lever

i

14 GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

topographiquement dans nos Montagnes Rocheuses deux des plus hautes cimes, dépassant 4 000 m. d'altitude, alors complètement incon- nues des géographes, et que nous baptisâmes des noms de nos deux universités, Harvard et Yale, la plus élevée, je le remarque en pas- sant, est Harvard; j'ai établi, en traversant les Pampas de la Répu- blique Argentine et la Cordillère des Andes, la latitude et la longitude de plusieurs points, dont la position n'était pas bien déterminée auparavant; mais il y a quarante ans de tout cela! Ce n'est ni la position ni l'altitude des plateaux et des montagnes qui m'ont occupé dans mes voyages plus récents en Asie et en Afrique, mais leur ori- gine et leur description morphologique; j'ai cherché à appliquer à la chaîne du Tian-chan et aux plaines de la Sibérie Occidentale la généralisation brillante de notre explorateur américain Powell sur le niveau de base normal; j'ai cherché à éprouver dans les plateaux du Transvaal et de la Rhodésie les principes à peine moins impor- tants de la dénudation aride introduits par le géographe allemand S. Passarge.

Mais laissons ces détails personnels, et retournons au problème de l'établissement d'une méthode plus exacte, plus scientifique, pour la description des formes du terrain. Quels seront dans cette inten- tion notre point de départ et notre programme dans les conférences que nous commençons aujourd'hui? Permettez-moi de vous les indiquer. Nous comprenons d'abord que la géographie concerne l'as- pect actuel de la terre, et que l'aspect actuel est, à tous égards, un héritage des aspects antérieurs; par conséquent, que nous devons traiter son aspect actuel non pas d'une façon empirique, comme s'il n'avait point de relations avec les périodes géologiques, mais toujours d'une façon explicative, en reconnaissant à chaque pas que le pré- sent n'est que le développement du passé.

Nous reconnaissons aussi qu'il faut examiner les formes du ter- rain du point de vue morphologique détaillé, qui sert à faire com- prendre les paysages visibles, plutôt que d'une façon générale, qui pourrait servir à l'étude d'ensemble des grandes régions et des con- tinents entiers. Pendant cette étude détaillée et systématique, nous insisterons non seulement sur l'analyse des formes, mais aussi sur la meilleure méthode de les décrire; et nous justifierons cette façon de discuter nos problèmes en nous rappelant que le devoir du géo- graphe ne se limite pas à la connaissance des faits géographiques pour son propre usage, que son devoir s'étend jusqu'à savoir pré- senter les faits à d'autres géographes d'une façon juste et à savoir comprendre lui-même les faits présentés d'une façon juste par ses confrères.

J'insisterai sur le principe de description explicative que je vous

L'ESPRIT RXPLÏCATIF DANS LA GKOGRAPFïIF MODKRNR. 15

ai déjà présenté, en opposition à la description empirique, comme indispensable à mon avis à la géographie moderne. Pourquoi est-il nécessaire de se servir de cette méthode explicative et pour ainsi dire détournée, méthode suivant laquelle on décrit ce qu'on voit au moyen de ce (|u'on ne voit pas, au lieu d'aller droit aux faits en sui- vant la méthode empirique? Voilà une question que je me ferai un devoir de discuter pendant l'hiver qui vient. Ce n'est gui^re qu'à la fin du semestre que vous pourrez en apprécier l'importance ; mais elle a besoin d'être considérée dès le commencement et pendant toute la durée de notre travail en commun. Tâchons de voir comment elle se pose.

Lorsqu'un géographe explorateur rédige ses notes sur les pays qu'il traverse, il se sert toujours, en décrivant une forme quelconque, de l'image de cette forme déjà conçue et nommée dans ses études antérieures. S'il remarque une convexité accusée du terrain, il dit : « Voilà une colline », non pas qu'il ait déjà vu cette colline-là en par- ticulier, ni même, en un autre endroit, une forme absolument iden- tique, mais parce qu'il a préalablement acquis, peu importe pour le moment et comment, une connaissance de formes convexes semblables, que le mot « colline » sert à désigner et dont il a con- servé, avec le nom, une image mentale assez exacte pour qu'il puisse reconnaître une forme correspondante dans la nature aussitôt qu'il la voit. C'est en s'apercevant que la convexité du terrain dans le paysage qu'il traverse trouve son équivalent suffisamment exact dans l'image qui s'est déjà faite en lui de cette espèce de formes qu'il dit : « Voilà une colline ». S'il trouve une dépression prolongée, il dit : « Voilà une vallée », et ainsi de suite.

Ces images d'éléments morphologiques que possède, avec leurs noms, un géographe explorateur, constituent, pourrions-nous dire, son bagage ou son outillage mental. Il est évident que l'explorateur le mieux préparé à sa tâche d'observation et de description sera celui qui détient l'outillage le plus étendu, le plus prêt à fournir des images pour toutes les sortes d'éléments géographiques dans les paysages étrangers qu'il s'agit de traverser.

Si nous passons au cas des géographes lecteurs, nous voyons qu'ils ne comprendront les comptes rendus des géographes explora- teurs que si tous, lecteurs et explorateurs, possèdent le même outillage mental. Si un lecteur concevait une dépression lorsqu'il lit le mot « colline », et une convexité lorsqu'il lit le mot « vallée », son idée du paysage traversé par l'explorateur sera le bouleversement de la vérité.

Cela posé, il existe à présent deux méthodes rivales pour l'acqui- sition de cet outillage mental que tout géographe doit posséder : l'une est la méthode empirique; l'autre, la méthode explicative. A dire

16 GÉOGRAPHIE GÉiNÉRALE.

vrai, il n'y a pas un seul géographe au monde qui se serve de l'une ou de l'autre méthode dans toute sa pureté; on les confond en général d'une façon presque accidentelle; mais, afin de les mieux opposer, je ne parlerai ici que de ces deux méthodes « pur sang ». La méthode em- pirique n'admet dans son outillage rien qui soit de nature théorique; elle ne prend que des faits observés pour base de ses images men- tales. La méthode explicative, au contraire, admet dans son outillage seulement les images de nature théorique; ses images sont toutes des déductions de principes généraux. Mais ces principes généraux eux- mêmes sont basés sur des observations soigneuses et abondantes, éprouvés par les études de bien des observateurs en des régions diverses. Les images déduites de ces principes n'ont rien de fantai- siste; elles sont tout à fait de nature raisonnable, et elles ont cela de bon qu'elles sont beaucoup moins rigides que les images empiriques.

Comment choisir entre les deux outillages, l'un empirique, l'autre explicatif, quand on se prépare à un voyage d'exploration? Naturelle - mont, on doit choisir l'outillage dont les images sont le plus prêtes à représenter les formes réelles observées par l'explorateur et le plus faciles à comprendre par les lecteurs.

Gomment un étudiant peut-il savoir lequel des deux outillages possède toutes ces qualités? S'il est de naturel docile, il se laisse décider par l'opinion de ses professeurs; mais, dans ce cas, il doit se souvenir que les professeurs sont pour la plupart déjà partisans de l'une ou de l'autre méthode, et qu'ils préjugent peut-être de la ques- tion qui leur est posée, plutôt qu'ils ne la jugent. Moi, je suis, vous l'avez déjà reconnu, partisan prononcé de la méthode explicative : si un étudiant se borne à accepter mon opinion, il ne fera pas, lui, un choix entre les deux outillages; il suivra tout simplement le choix que j'ai fait. Mais s'il est de naturel plutôt curieux que docile, comme je l'espère, il écoutera volontiers les opinions de ses professeurs, et il aura de la chance si leurs opinions sont contradictoires; car alors, après les avoir écoutées, il verra que le choix reste toujours à faire, et il se demandera à lui-même laquelle des deux méthodes est la meilleure. Pour résoudre une telle question, l'étudiant curieux lira attentivement les articles des journaux géographiques, pas tant pour apprendre la géographie des régions décrites que pour apprécier les méthodes de description dont les auteurs des articles se sont servis. Après avoir fait un bon nombre d'expériences de la sorte, il sera mieux en état de former sa propre opinion sur les mérites des mé- thodes rivales.

Si enfin l'étudiant a la bonne fortune de posséder un esprit indé- pendant et courageux, il a un meilleur chemin à suivre pour arriver au choix de sa méthode. Qu'il ait le courage de son indépendance. Qu'il fasse ses propres essais de description selon les deux méthodes

LKSPKIT EXPLICATIF DAiNS LA GÉOGRAPHIi: MODLIlM-:. 17

opposées. Qu'il décrive le même paysa^Mi d'après l'uru; 1 autre mé- thodes, et qu'il fasse la comparaison des résultats obtenus. Rien ne presse; qu'il prenne son temps; tout en décidant cette question, il augmentera son pouvoir d«^ décider plus tard pour lui-même d'autres questions plus difficiles.

Je laisse mes élèves tout à fait libres de leur côté de faire le choix qui leur convient. Mais quant à moi, voici les raisons qui m'ont con- duit à adopter la méthode explicative. Je trouve d'abord (|ue les images qui composent l'outillage explicatif sont plus nombreuses que les images empiriques. Pour toutes les images empiriques qu'on a formées jusqu'à présent, on a aussi des images explicatives corres- pondantes, et on a de plus, dans l'outillage explicatif, toute une série d'images déductives qui ne se trouvent pas dans l'outillage empirique.

Les images déduites sont d'ailleurs plus élastiques, plus faciles à adapter aux exigences pratiques que ne le sont les images empi- riques, parce que les déductions d'une bonne théorie s'ajustent élé- gamment aux faits de la nature. Ces images sont au surplus mieux définies, et par conséquent mieux comprises et des explorateurs et des lecteurs. Enfin, elles représentent bien l'état actuel de nos con- naissances, tandis que les images empiriques laissent hors de compte une grande partie des progrès morphologiques du dernier demi- siècle.

Mais le géographe qui aime mieux se servir de l'outillage empi- rique a ses réponses toutes prêtes à mes arguments, et je les connais bien pour les avoir entendues tant de fois 1 Le géographe empirique vous dira que les images déduites sont de nature si théorique qu'elles ne sont que d'une sûreté douteuse; que, quant à lui, il ne s'en rap- porte pas aux hypothèses; qu'il aime mieux se fier aux faits directe- ment observés et aux simples généralisations inductives qui en res- sortent; qu'il se contente des termes déjà introduits dans notre science et depuis longtemps connus, et qu'il trouve les termes nou- veaux peu utiles et trop souvent à peine intelligibles. Il ajoutera que, à son avis, les géographes font très bien en ne se risquant pas trop dans les spéculations sur les procédés du passé, qui, d'ailleurs, appartien- nent plutôt à la géologie qu'à la géographie, et qu'on ferait mieux de suivre toujours la méthode d'observation directe, le chemin sûr ({ui nous a déjà conduits si bien et si loin, et dans lequel on peut avoir toute conliance, plutôt que de se hasarder en adoptant toutes les nou- velles façons hypothétiques et déductives de ces temps modernes et iconoclastes.

Ces réponses de l'empiriste ont pour moi un intérêt spécial en ce qu'elles démontrent fortbien qu'il existe un contraste frappant entre la géographie conservatrice et la géographie progressive. Il va sans dire que les images déduites sont de nature théorique et spéculative, e*

ANN. Dlî OÉOG. XXl« ANNÉE. 2

18 GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

même, on doit l'avouer lïanchement, au delà de la portée d'une démonstration absolue. Mais elles sont, en fait de sûreté, au pair de toutes les connaissances de la géologie sur l'histoire du passé, car toutes ces connaissances échappent également à une démonstration absolue ; et néanmoins la géologie est une science floiissante : ce cadet dans la famille des sciences naturelles a, en vérité, dépassé son frère aîné, parce qu'il a eu le courage de ses spéculations. Pour ce qui est des démonstrations absolues, nous les laissons volontiers aux métaphysiciens, en reconnaissant que les résultats des sciences naturelles, en tout ce qui concerne l'invisible, ne sont que conclu- sions provisoires, mais d'un ordre de probabilité très élevé. Nous ne sommes, nous autres géographes, ni empiristes, ni aprioristes abso- lus, mais rationalistes et pragmatistes. Nous ne disons pas, en écri- vant la géographie de l'Auvergne, qu'on y voit beaucoup de plateaux et beaucoup de vallées, les premiers couverts, les autres remplies de roches foncées et dures, mais qu'on y voit beaucoup de plateaux cou- verts de coulées de laves anciennes, et beaucoup de vallées envahies par des coulées de laves modernes ; nous reconnaissons, cependant, de prime abord que ces descriptions explicatives ne sont que des spécu- lations, bien fondées à vrai dire, et pleinement dignes d'être acceptées par les géographes pragmatistes, mais spéculations tout de même, que nous aurons à modifier au cas oi^i quelqu'un découvrirait une meilleure explication pour les faits observés que celle que je viens de vous donner.

S'il y a du danger dans les descriptions géographiques, je le trouve, moi, plutôt dans les phrases involontairement explicatives des empi- ristes que dans les explications reconnues pour être telles des ratio- nalistes. Et pour ce qui est de la terminologie moderne de la géo- graphie, je trouve une ingénuité naïve et charmante dans les objections faites par les empiristes, qui nous déclarent, en ignorant la nature subjective de leur argument, qu'ils ne croient pas utile d'introduire de nouveaux termes dans notre science, c'est-à-dire, qu'ils restent satisfaits de la terminologie telle qu'elle était au moment ils ont fait leur entrée sur la scène. Les rationalistes, au contraire, trouvent très difficile de faire entrer toute la vendange de la géographie expli- cative de nos temps modernes dans les bouteilles anciennes des empiristes.

Quant à l'objection que la description explicative des formes du terrain n'est que de la géologie, certes, comme je l'ai déjà dit, elle est de la géologie, comme la climatologie est de la physique. La géographie entière n'est que la dernière page de ce grand volume d'histoire terrestre qui constitue la géologie, et dont même les géo- logues n'ont pas encore réussi à déchiffrer la première, Mieux encore, ia géographie, dernière page de ce grand volume, est la page par

L'ESPRIT EXFMJCATIF DANS LA GÉOGRAPHIE MODERNE. IP

lacjuelle toul géologue commence ses éludes, et sur laquelle se fon- dent tous les principes de sa science; ce qui n'empéclie pas, cepen- dant, que ce sont, non point des géologues, mais des géographes connaissant bien la géologie qui nous donnent les meilleurs tableaux géographiques de nos paysages et de nos pays. Si, avec nos descrip- tions explicatives des paysages actuels, nous empiétons, nous autres géographes, sur le domaine des géologues, nous ne faisons que suivre l'excellent exemple qu'ils nous ont donné, en fondant toute leur science de la terre ancienne sur notre domaine, c'est-à-dire sur les faits de la terre actuelle.

Si l'empiriste dit que son chemin est sur et que le nôtre est hasardeux, le rationaliste a bien le droit de répondre que le chemin empirique est obscur, tandis que le chemin explicatif est éclairé. Si l'empiriste prétend que seule l'observation est sûre, et que toute explication est dangereuse, le rationaliste a bien raison de main- tenir que, lui aussi, il observe, et même mieux que l'empiriste, parce que, en observant, il se sert non seulement de la lumière extérieure du soleil, mais aussi de cette lumière mentale puissante qui provient de la concentration sur l'objet observé de toutes nos connaissances pertinentes. Et pour le danger des descriptions explicatives, le ra- tionaliste ne le nie pas, mais il cherche à le diminuer, à l'éviter, en employant toutes les garanties d'une analyse soigneuse et logique. Si l'empiriste maintient que le péril d'erreur subsiste, pour soigneuse que soit l'analyse de nos problèmes, je suis parfaitement de son avis, à cela près que, tandis que. lui cherche à l'éviter en ne déviant pas de son cours d'observation aveugle, je me propose, moi, de faire un cours d'observation éclairée. Quant au péril, j'en accepte le risque. Parmi mes auditeurs, s'il en est qui s'en effrayent, ce n'est pas mon cours qu'ils doivent suivre.

W. M. Davis,

Professeur à njniversité Harvard, agréé à la Sorbonne.

20 GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

LA DISTRIBUTION GÉOGRAPHIQUE DES ANIMAUX, D'APRÈS L'ATLAS DE BARTHOLOMEW

Bartholomew'5 Physical Atlas. Volume V. Atlas of Zoogeography. A Séries of Maps illustrating the Distribution of over Seven Hundred Families, Gênera, and Species of Existing Animais. Prepared by J. G. Bartholomew, W. Eagle Clarke and Pergy H. Grimshaw. Under the Patronage of The Royal Geographical Society published at The Edinburgh Geographical Institute by John Bartholomew & Co., 1911. In-fol., [xii] + 68 + xii (index) p., 2 fig. cartes, 36 pi. cartes col. (plus de 200 cartes). 2 £ 12 sh. 6d.

La littérature scientifique compte déjà plusieurs traités de géo- graphie zoologique, embrassant soit la répartition des Mammifères, soit, beaucoup plus rarement, la répartition du monde animal. Mais une seule synthèse cartographique avait été tentée : celle de W. Mar- shall, dans le Berghaus's Physikalischer Atlas ^ Le magnifique ouvrage que MM"^^ Bartholomew, Clarke et Grimshaw viennent de faire paraître dans le Bartholomeivs Physical Atlas- est conçu sur un plan beau- coup plus ample. Par sa belle exécution, par le nombre considérable de documents utilisés, par la clarté du texte et des planches, il demeurera un livre fondamental et un précieux instrument de travail.

I

L'Atlas proprement dit est précédé d'une introduction, véritable résumé de zoogéographie, divisée en trois parties bien distinctes. La première a pour titre : « General Principles of Distribution » (p. 1-3). Elle débute par quelques considérations d'ordre très général : consta- tation de la présence d'éléments faunistiques spéciaux aux régions les plus diverses du globe (déserts, forêts, montagnes, parties abyssales des océans, etc.); de la présence dans chaque contrée d'un petit nombre d'animaux particuliers mêlés à un nombre beaucoup plus considérable d'espèces vivant également dans les pays voisins, etc.

1. William Marshall, Atlas der Tierverbreilung, Golha, 1887, 10 p., 9 pi.— Nos lecteurs pourront se reporter à la « Carte des régions zoulogiques d'après Sglateh, Wallace et Trouessarï, etc. », publiée et commeniée par J. Welsch (Explication d'une carte de la répartition des animaux à la surface du globe, dans Annales de Géographie^ 111, 1893-1894, p. 1-19, 2 fig. cartes, 1 pi. carte col.).

2. Des sept « volumes » que comprendra le Bahtholomew's Physical Atlas, V Atlas of Zoogeography est le deuxième qui ait été publié. Pour le premier volume paru (Vol. m, Meteorology), voir : Annules de Géographie, IX, 1900, p. 173-175.

DISTRIBUTION (}r:or,KAPHIQUE DES ANIMAUX. !2t

Dans ces dernières années, quelques naturalistes ont essayé d'expli- quer ces différences faunistiques par les particularités physiques des différents milieux. Les auteurs de l'Atlas n'acceptent cette théorie qu'avec la plus grande réserve, car, disent-ils, certaines contrées à conditions physiques similaires possèdent des faunes très différentes, tandis que des régions à climats très divers montrent des faunes semblables. Je crois qu'il y a une interprétation incomplète des résultats fournis par la zoologie. De ce que le Tigre, pour prendre l'exemple cité, vit à la fois dans les jungles tropicales de l'Indo, sur l'Altaï ou dans les plaines glacées de la Mantchourie, on ne saurait conclure à la similitude de faunes de ces diverses régions; on doit seulement constater que le Tigre est un animal s'adaptant facilement aux modus vivendi les plus divers. Les régions à climats très différents n'ont jamais de faunes semblables, mais elles possèdent souvent des éb'.ments faunistiques semblables.

Afin de maintenir et d'accroître la prospérité de l'espèce, les ani- maux ont le plus grand intérêt à étendre leur aire de dispersion; il est donc nécessaire d'étudier, d'une part, les conditions qui favorisent la dispersion des êtres, et, d'autre part, les conditions qui limitent cette même dispersion. Ces deux chapitres sont traités avec soin, et les auteurs passent en revue les facteurs bien connus qui facilitent la dissémination des espèces : rapidité du vol chez les Oiseaux et de la marche chez certains Mammifères; importance des masses végétales charriées par les grands fleuves et transportant avec elles Singes, Chats, Crocodiles, Serpents, Mollusques, Insectes, etc.: transport des œufs et des larves par les courants, les vents, les Oiseaux, etc.

Les conditions limitant la dispersion des animaux sont tout aussi variées : présence de chaînes de montagnes ou de déserts constituant, pour les espèces terrestres ou d'eau douce, de véritables barrières aussi efficaces que les océans; absence de forêts pour les espèces arboricoles, ou de montagnes pour les espèces alpestres ^ ; importance de la température, etc. Ce dernier point me semble insuffisamment développé, les auteurs n'ayant pas fait ressortir le rôle considérable qu'il joue chez les êtres marins, dont beaucoup succombent lorsqu'ils subissent une différence de quelques degrés seulement (animaux sténothermes).

La deuxième partie de l'ouvrage est intitulée « Historical and Geo- graphical » (p. 4-12). Elle comprend tout d'abord un court historique de la zoogéographie, sont énumérés et parfois analysés brièvement les ouvrages de P. L. Sclater-, Andrew Murray, T. H. Huxley, E. Blyth,

1. Les exemples cités par les auteurs sont parfaitement choisis. J'indiquerai, entre autres, le Chamois, qui, vivant dans les Pyrénées, les Alpes et le Caucase, manque complètement dans les districts de plaines intermédiaires.

2. P. L. ScLATER divisait la terre en six régions zoologiques, dont quatre (ré-

22 GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE.

J. A. Allen, etc., pour arriver au traité fondamental de A.R. Wallace* et aux livres plus récents de F. E. Beddard^, R. Lyddeker^ et W. L. et P. L. Sclater*.

Les auteurs adoptent pour la division de la terre les six grandes régions faunistiques telles qu'elles ont été établies par A. R. Wallace. Ils donnent, pour chaque région, de nombreux détails sur son étendue, ses subdivisions, ses caractères zoologiques, et terminent par un tableau indiquant, pour toutes les sous-régions, le nombre de familles de Vertébrés terrestres. Je me contenterai de relever les particularités qui me semblent les plus intéressantes.

La région paléarctique se divise en quatre sous-régions : Europe, région méditerranéenne, Sibérie et Mantchourie; c'est certainement la mieux conçue de toutes celles qu'a établies A. R. Wallace et celle dont la faune est la plus homogène. Elle présente des affinités si grandes avec la région néarctique (Amérique du Nord) que A. Heilprin a proposé, avec raison, je crois, de réunir ces deux régions en une seule sous la dénomination de zone holarctique.

La région éthiopienne est divisée, par les auteurs de l'Atlas, en Est africain, Ouest africain, Sud africain et Malagasie (Madagascar, Réunion, Maurice, etc.). Ces divisions de A. R. Wallace ne sauraient être maintenues. On sait, en effet, que toute la faune africaine équa- toriale constitue une seule province zoologique très homogène, plus riche vers l'Est que vers l'Ouest, et comprenant, approximati- vement, bien entendu, toute la zone comprise entre le Kalahari au Sud et le Sahara au Nord. Quant au Sud africain, il possède une faune différente, qui se relie à celles de Madagascar et de l'Inde.

La troisième région, ou région orientale, comprend également quatre divisions : Inde, Ceylan, Indo-Chine, Indo-Malaisie. J'indiquerai seulement ici un des caractères saillants delà faune fluviatile de l 'Indo- Chine : ses curieuses affinités avec la faune tertiaire de l'Europe Centrale. La région australienne (Austro-Malaisie, Australie, Nouvelle- Zélande et Polynésie) est également bien distincte, et les caractères zoologiques si particuliers de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande bien connus; je signalerai seulement les analogies de cette faune avec celle de Madagascar, d'une part, et avec celle de l'Amérique du Sud (Patagonie, Sud du Chili), d'autre part.

gions paléarctique, éthiopienne, indienne et australienne) formaient la Paléogée, et deux (régions néarctique et néotropicale) constituaient la Néogée.

1. Alfred RussEL Wallace, The Geographical Distribution of Animais, London, 1876,2 vol.

2. F. E. Beddard, a Text-Book of Zoogeoqraphy, Cambridge, 1895.

3. R. Lyddeker, a Geographical History of Mamr.ials, Cambridge, 1896. Voir: Bibliographie de 1896, n" lOo.

4. W. L. and P. L. Sclater, The Geography of Mammals, London, 1899. Voir : IX' Bibliographie 1899, 132.

DisTnimmoN r,r:or,i{Ai>inorE des animaux. 23

La réj^ion nrotropicale comprond le Chili, lo Brésil, le Mexique et les Antilles. Je ne puis non plus accepter ces divisions de A. II. Wallace en ce qui concerne le Mexique et les Antilles, dont la faune se ditïé- rencie bien nettement de celle de l'Amérique du Sud. Les affinités de cette dernière avec l'Afrique sont remarquables.

Rnfm, les auteurs traitent de la sixième région, ou région né- arctique. Cette région présente des caractères faunistiques très com- parables à ceux de la région paléarctique. L'analogie peut encore être poussée plus loin : la faune du Sud de l'Europe (contrées circa-médi- terranéennes) a son analogue en Amérique : c'est la faune du Mexique et des Antilles.

Le deuxième chapitre de l'Atlas se termine par l'étude des faunes insulaires. Les îles sont divisées par les auteurs en îles océaniques et en îles continentales. 11 convient de bien s'entendre sur l'emploi de ces termes. Au point de vue zoogéographique, il faut considérer les îles à faunes insulaires et les îles à faunes continentales, ces dernières n'étant que les restes d'anciens continents fragmentés, aujourd'hui disparus. C'est le cas des Acores, vestiges d'une aire continentale effrondrée sous l'Océan.

Une courte notice sur les faunes marines termine ce chapitre. Les auteurs ont porté sur des cartes très claires les divisions de S. P. Woodward (1856) et celles, plus récentes et plus en harmonie avec les données de la science, adoptées par A. E. Ortmann ^ Les mers sont divisées en trois grandes zones : la région circumpolaire Nord, la région circumpolaire Sud et, entre les deux, une zone centrale divisée en région pélagique indo-pacifique et région pélagique atlantique . grossièrement limitée par 40*^ lat. N et 40° lat. S.

La troisième partie du texte Zoological », p. 13-56) est une expli- cation très détaillée des planches de l'Atlas. Les Vertébrés, les Mol- lusques et les Insectes sont successivement traités : pour chacune des principales familles, une carte, toujours très lisible, indique leur distribution géographique, d'après les données les plus récentes ; cette carte est accompagnée d'un texte explicatif, sont indiquées les par- ticularités les plus intéressantes de la répartition des espèces. Il me sera impossible de passer ici en revue chacune des cartes de l'Atlas; je me contenterai de signaler quelques rares erreurs ou omissions, tout à fait impossibles à éviter dans une œuvre d'une telle envergure. J'espère que les auteurs ne m'en voudront pas de leur indiquer ces petites imperfections, facilement réparables, je me hâte de l'ajouter, lors de la publication d'une seconde édition. Dans la carte de la répartition des Physidae (pi. 27, carte iv), il eût été intéressant de

1. A. E. Ortmann, Grundzûge der marinen Tiergeoqraphie, Jena. i89o. Voir Bibliographie de 1895, 143.

24 GEOGRAPHIE GÉNÉUALE.

séparer les vrais Physa, dont la répartition est universelle, des Bulli- nus, qui sont spéciaux à l'Afrique tropicale. Il en est de même en ce qui concerne les Limaciens. Il n'y en a (en dehors des espèces récem- ment introduites, bien entendu) ni dans l'Afrique tropicale, ni dans l'Amérique du Sud, ces animaux sont remplacés par des Veroni- cellidae. Les Helicidae (même pi., carte m) manquent complètement dans l'Afrique tropicale ^ fait très curieux puisque c'est la seule région du globe cette grande famille de Mollusques n'est pas repré- sentée. On regrettera, enfin, l'absence de carte de la distribution des récifs de coraux; cependant, ces animaux ont une grande importance tant au point de vue zoologique qu'au point de vue géographique. Il eût été également instructif de donner une carte de la répartition des Éponges industrielles ^ et, en partant des données récemment acquises au cours des campagnes océanographiques, une carte de la répartition des Globigérines et des Foraminifères au fond des Océans. Un index bibliographique^ important termine ce volume, qui représente un effort considérable et heureux.

II

La zoogéographie est encore une science absolument neuve, et dont les méthodes sont loin d'être aussi rigoureusement établies que celles de la géographie botanique. Le but poursuivi par tous les auteurs semble avoir été surtout la division du globe en grandes régions possédant des affinités faunistiques plus ou moins nom- breuses, régions dont la délimitation reste, le plus souvent, arbi- traire. Le célèbre ouvrage de A. R. Wallace est, à ce point de vue, absolument typique. Je crois, cependant, qu'il faudrait aborder le pro- blème d'une manière différente et attribuer une importance primor- diale à ce que j'appellerai les associations faunistiques. Les éléments de la faune d'une région sont toujours extrêmement complexes et ne constituent jamais une entité homogène ; partout, sur les types autochtones sont venus se greffer des apports étrangers, quelquefois peu nombreux, souvent assez importants par leur nombre et leur abondance pour masquer les caractères de la faune primitive. Il en résulte qu'il est fort dangereux de comparer entre elles, et sans ana- lyse préalable, les faunes de deux régions quelconques, et qu'il con- vient, tout d'abord, de rechercher l'origine des divers éléments composant cette faune, l'ordre de leur apparition et de leur super- position à la faune autochtone du pays, l'influence de cette apparition

1. Les espèces signalées dans l'Afrique tropicale sous le nom à.' Hélix n'appar- tiennent pas à ce genre.

2. Analogue à celle de la d'stribution des Huîtres perlières (pi. 28, carte v).

3. Part IV, Bibliography (p. m-G") : un millier de titres.

DISTKIBUTION Gr:U(Jll\lMnUl'K l)i:S ANIMAUX. tio

sur les éléments primitifs, les modifications subies par les envahis- seurs, etc., autant de problèmes souvent très délicats, et dont la solution est presque toujours liée à des questions d'ordre géologique et géographique. C'esl-à-dire, pour résumer brièvement ma ponsée, que, au lieu de comparer les faunes dans leurs résultantes, il faudrait d'abord étudier leurs composantes; en d'autres termes, rechercher leurs affinités primitives, qui sont réelles, au lieu d'attribuer, comme on l'a toujours fait jusqu'ici, une im[)ortance prépondérante, sinon unique, aux affinités actuelles, qui ne sont souvent qu'apparentes. C'est ce qui explique pourquoi les zoogéographes sont arrivés à dos résultats souvent différents suivant les groupes zoologiques auxquels ils s'adressaient.

Il résulte de ces considérations que la zoogéographie doit atta- cher une importance considérable à l'étude des migrations animales, quelles que soient, d'ailleurs, la nature et l'origine de ces migrations. Elles peuvent se classer en deux grandes catégories : les migrations anciennes, antérieures à l'homme; les migrations récentes, contem- poraines de l'homme et se poursuivant encore de nos jours ^

L'étude des migrations anciennes est particulièrement difficile, et seule une analyse très fouillée des associations faunistiques permet de les déceler- ; mais cette analyse permet souvent de déterminer la direction des courants migrateurs et, comme conclusion, d'établir les relations que les continents actuels ont pu avoir entre eux pen- dant les périodes géologiques antérieures. C'est donc une puissante contribution à la paléogéographie, et les résultats ainsi obtenus viennent corroborer ceux qui découlent des études purement géo- logiques. D'autre part, on ne saurait avoir une connaissance parfaite de la faune actuelle sans la comparer aux faunes fossiles des mêmes régions. C'est ainsi qu'on a pu reconstituer l'ancien continent Africano- Brésilien, le continent Australo-Indo-Malgache, etc., et indiquer, d'une manière encore imprécise évidemment, les principaux caractères de leurs faunes.

L'étude des migrations récentes n'a pas moins d'importance; elle est, d'ailleurs, facilitée par toute une série de phénomènes qui se passent encore sous nos yeux. Nous voyons dans certaines régions non pas des espèces isolées, mais souvent des groupes entiers d'es- pèces émigrer par des voies bien déterminées, se répandre dans

1. Evidemment, cette division est assez arbitraire; elle répond, cependant, à un fait important : les migrations récentes sont influencées par les déplacements humains et sont dues souvent au fait involontaire de l'homme.

2. Je ne citerai qu'un exemple. J'ai, dans un travail antérieur, recherché les éléments de la faune d'Abyssinie et montré qu'ils étaient constitues par la super- position de types européens, arabico-syriens, africains équatoriaux et indo- malgaches, émigrés à des époques variées et suivant des directions parfaitement déterminées.

26 GÉOGRAPHIE GËNÉRALE.

leur nouvelle patrie et y proliférer avec une rapidité plus ou moins grande. Si l'existence des nouveaux habitants n'est pas une gêne pour les autochtones, les premiers peuvent s'acclimater rapidement; dans le cas contraire, il y a lutte, et les nouveaux venus peuvent dispa- raître; mais souvent aussi, malgré l'infériorité provenant du fait même de leur migration, ils sortent vainqueurs de la lutte, et ce sont les autochtones qui cèdent la place. Sans quitter la faune française, il est aisé de citer des exemples de ce phénomène : les Héliciens^ du bassin méditerranéen se sont largement répandus sur tout le littoral océanique, et cela à une époque postérieure au Quaternaire récent. Les uns ont suivi la vallée de la Garonne et remonté le .littoral; d'autres ont fait, le long des côtes, le tour de la péninsule ibérique ; certains ont suivi les deux voies que je viens d'indiquer. De ils ont rayonné plus ou moins loin dans l'intérieur des terres, en suivant les vallées des grands fleuves, cette dernière migration étant fonction de la latitude. D'autres espèces, originaires de l'Asie Orientale et du Caucase-, ont traversé toute l'Europe en suivant les vallées du Danube et du Rhin d'une part, du Danube et du d'autre part, pour essaimer jusque dans l'extrême Ouest de notre pays. A ce point de vue, il est particulièrement intéressant d'observer que ces courants migrateurs sont les mêmes que ceux des peuples anciens ^ et qu'une remarquable unité a présidé au peuplement de nos pays du Centre et de TOuest de l'Europe : sur une faune autochtone relativement pauvre sont venues se greffer des séries entières d'espèces, venant soit des régions hyper- boréennes, soit de l'Asie Occidentale, soit surtout de l'Europe Orien- tale ^ soit encore, et plus récemment, du Sud de l'Europe et du Nord de l'Afrique, se déplaçant avec les peuples migrateurs, s'introduisant avec eux et, comme eux, se fixant définitivement dans le pays en se fondant plus ou moins avec la faune primitive.

Enfin, il existe des migrations, ou mieux des acclimatements dus au fait involontaire de l'homme. Des animaux, accidentellement transportés avec les marchandises les plus diverses, souvent avec les denrées alimentaires % ont prospéré dans leur nouvel habitat, ap- portant ainsi des éléments, souvent considérables, à la faune du pays.

1. Surtout ceux appartenant aux sous-genres Euparypha {H. pisana MùUer), Cochlicella {H. barhara Linné) et Xerophila [H. variabilis Drap., H. augustiniana Bourg, etc.).

2. Gomme Hélix nemoralis Linné, 7/. hortensis MûUer, //. pomatia Linné, Eulota fruticiim Mûller, etc.

3. Voir : A. Reutrand, Archéologie celtique et gauloise, 2" éd., Paris, 1889: Id., Nos origines : La Gaule avant les Gaulois, 2" éd. Paris, 1891 ; A. Bertrand et S. Reinach, Les Celtes dans les vallées du et du Danube^ Paris, 1894.

4. S. Reinach, Le mirage oriental, Paris, 1892. Voir aussi : Revue Archéologique, 1892, i, p. 406.

5. A. LocARD et Louis Germain, Sur l'introduction d'espèces méridionales dans la faune malacologique des environs de Paris, Lyon, 1904.

DISTRIBUTION flÉOORAPHIQUF DES ANIMAUX. 27

Les exemples sont ici trop nombreux ot trop connus pour que j insiste davantage*.

Évidemment, un des facteurs les plus importants de ces migrations réside dans la faculté d'adaptation des animaux migrateurs; il en résulte que ceux qui possèdent cette faculté au maximum deviennent absolument cosmopolites. Le nombre des animaux cosmopolites, qui tend ainsi à croître, est beaucoup plus grand qu'on ne le pense géné- ralement, la spécification géographique ayant été la cause de bien des erreurs à ce sujet. La création d'espèces géographiques est, selon moi, une erreur, et je crois qu'il existe, pour les systématistes, une voie beaucoup plus féconde. Les éléments faunistiques émigrés qui s'accli- matent ne le font pas sans modifier notablement leurs caractères, sans acquérir un polymorphisme plus ou moins étendu. C'est vers l'étude de ce polymorphisme qu'il convient d'orienter les recherches, afin d'essayer d'en discerner les causes et d'en préciser les conséquences.

Enfin, au point de vue purement géographique, l'étude de ces migrations multiples contribue à déterminer, souvent avec une heu- reuse précision, les changements survenus dans les régions consi- dérées, notamment en ce qui concerne le climat, l'aspect général du pays, etc.

De tout ce qui précède il résulte que les faunes terrestres ont une importance zoogéographique particulièrement grande, plus grande, sans doute, que les faunes lacustres et que les faunes marines, l'homogénéité et la continuité du milieu favorisent la dispersion très grande des espèces. Il faut, cependant, observer que deux facteurs très importants sont à considérer à propos des êtres océaniques : la salinité et la température. Le premier, qui permet de diviser les ani- maux en euryhalins et en sténohalins, suivant qu'ils supportent ou ne supportent pas les changements de salinité de l'eau, arrête les migrations de quantités d'animaux. Il en est de même du second : il est d'observation courante que beaucoup d'êtres marins meurent lorsque la température de l'eau s'élève ou s'abaisse seulement de quelques degrés-. Cette distinction en animaux eury thermes et ani-

1. Le nombre des espèces ainsi introduites croît constamment avec l'augmen- tation d'intensité des échanges entre les divers points de la terre. La conséquence, encore très lointaine, de cet état de choses est une sorte d'unification de la faune terrestre. 11 est, en effet, à remarquer que la faculté d'adaptation des animaux est beau- coup plus grande qu'on ne le croit généralement, et que la continuité des échanges, en amenant constamment de nouveaux sujets pour remplacer ceux (jui disparaissent, est un des facteurs les plus puissants favorisant l'acclimatement. D'autre part, le refroidissement très lent, mais continu, de la terre atténue de plus en plus les eiï'ets produits par la température, si importante dans le cas qui nous occupe, et favorise l'extension des espèces des régions chaudes vers les régions plus froides, et réciproquement.

2. Les exemples du Gulf Stream et du banc de Terre-Neuve, notamment, sont classiques.

28 GÉOGRAPHIE GENERALE.

maux sténothermes, courante en biologie marine, pourrait être appli- quée aux animaux terrestres et d'eau douce, bien qu'ils soient, géné- ralement, beaucoup moins sensibles aux faibles variations thermiques.

Pour mener à bien des études d'ensemble de zoogéographie, il faut disposer de nombreux matériaux; certes, les documents zoologiques actuellement accumulés sont en nombre immense ; ils sont, cepen- dant, encore insuffisants. Que l'on veuille établir avec quelque exac- titude la carte de la répartition géographique d'un animal, même très commun, on se heurtera immédiatement à des difficultés à peu près insurmontables, et le schéma obtenu présentera presque toujours des lacunes impossibles à combler. Aussi serait-il indispensable d'étu- dier, dans chaque groupe, la répartition géographique des espèces et de reporter avec précision toutes les observations sur des cartes, en notant, bien entendu, d'une manière spéciale les localités les espèces sont introduites.

Ainsi la zoogéographie est une science étroitement liée à la géo- graphie et à la géologie ; toutes trois se complètent, et bien des faits, inexplicables lorsque l'on ne s'adresse qu'à l'une d'entre elles, deviennent parfaitement clairs lorsqu'on fait intervenir la voisine. Aussi me pardonnera-t-on de m'être étendu ici sur toutes ces ques- tions, et surtout de les avoir présentées sous un jour un peu spécial, en insistant sur des faits qui ne semblent pas avoir été suffisamment développés par les zoologistes. A ce point de vue, le bel ouvrage de MM'^ Bartholomew, Glarke et Grimsbaw ne peut manquer de susciter de nouvelles recherches et d'aiguiller les travailleurs dans une voie que je crois féconde.

Louis Gkrmain.

29

II. GÉOGRAPHIE RÉGIONALE

LA RÉGION MONTAGNEUSE DU PAYS DE FOIX

HAUTE ET MOYENNE ARIÈGE

[Premier article)

Une étude de la vallée supérieure et moyenne de l'Ariège pré- sente plus d'un motif d'intérêt. Par sa structure et par son climat, c(; pays est une région de transition entre deux parties très dilïerentes des Pyrénées. Grâce aux ressources de son sol et de son sous-sol, il possède une variété de productions et des formes d'activité éco- nomique qui ne se trouvent nulle part réunies dans les autres vallées de la chaîne. Enfm, les populations s'étant accommodées de ces deux circonstances, la vie humaine offre un certain nombre de particu- larités que nous nous efforcerons de dégager.

On examinera successivement ces trois aspects de la géographie ariégeoise^

I

La région montagneuse du Pays de Foix est constituée par de longues bandes de terrains alignées parallèlement à la direction géné- rale du plissement. Ces zones longitudinales sont disposées tour à tour en relief et en creux, et, en même temps, les roches archéennes et primaires y alternent avec les formations secondaires-. Cette

1. Carte de l'Etat-Major à 1 : 80 000, feuilles n" 242 {Pamiem, 8\V, SE), 2o3 {Foix, NW, NE, SE), 256 {L'iîospitalet, NE). Carie géologique détaillée de la France à 1 : 80 OÛO, feuille n" 242 [Pamiers).

2. Pour l'étude géologique de cette partie de la chaîne, consulter : L. Cakez, La Géologie des Pyrénées françaises. Fascicule IV. Feuilles de VHospilalet, Foix et Pamiérs (Ministère des Thavau^ Publics, Mémoires pour servir à l'explication de la Carte géoloç^ique détaillée de la France, Paris, 1900, p. 2o88-2oDû) ; Ltoy Ber- iHAND, Contribution à l'histoire stratigraphic/ue et tectonique des Pyrénées orien- tales et centrales [Bull. Services Carte géol. de Fr., XVII, 190(3-1907, n-' 118, 1908, p. 102 et suiv., 148, 173 et passiin; voir aussi :pl. i, ii, v). On sait que, pour M' Léon Bektkand, la structure des Pyrénées Ariégoises s'explique par l'existence de nappes de recouvrement, enracinées pour la plupart dans la zone primaire

30 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

structure s'annonce dés le Gouserans sur les deux rives du Salât, s'affirme nettement dans la région de l'Ariège et finit par prévaloir dans la Cerdagne et le Roussillon, les plis parallèles sont brusque- ment tranchés par la mer. L'ancien Pays de Foix est donc un pays de transition entre des régions de structure différente. On se propose de montrer que de ce fait initial dérivent d'importantes conséquences pour le climat, la vie végétale et la vie humaine.

Le climat de la région ariégeoise est régi par un fait très simple : c'est qu'elle est située dans le domaine des influences océaniques, mais qu'elle occupe la partie la plus orientale de ce domaine, dans une situa- tion qui l'éloigné, de l'Océan et la rapproche de la Méditerranée. Or il se trouve que la structure en bandes parallèles orientées NW-SE donne à ce fait très simple toute sa valeur climatique et en aggrave les conséquences. Elle favorise la circulation des vents plus chauds et plus secs venus de la Méditerranée et de l'Espagne intérieure. Ces courants, contournant le puissant massif du Carlitte, pénètrent dans la haute Ariège et, par les vallées qu'elle leur ouvre, s'écoulent vers l'Ouest et vers le Nord. Les vents de NW, venus de l'Océan, les souffles de SE, venus de la Méditerranée, sont ainsi les courants dominants et rivaux. Les uns apportent les nuées, les autres les refoulent au delà des crêtes ou par delà les cols. C'est le régime de toutes les vallées pyrénéennes, mais il s'étend beaucoup plus loin vers l'aval dans la région ariégeoise que dans les régions occidentales de la chaîne, et cette différence tient évidemment à la direction des plis et à la dis- position enveloppante de la chaîne du Plantaurel. Et ainsi, tout en conservant la plupart des caractères du climat océanique S la région ariégeoise annonce déjà par plus d'un trait le climat des régions méditerranéennes.

D'autre part, l'orientation relativement E-W des plis a pour consé- quence l'exposition septentrionale ou méridionale des versants, l'un naturellement humide et frais, l'autre chaud et sec. Ce contraste est encore aggravé par l'interposition de bandes calcaires plus basses que les régions archéennes, bien protégées par elles du côté du Nord et d'ailleurs présentant presque toujours au Midi leur rebord le plus raide. Chacun de ces versants méridionaux est, si l'on peut dire,

centrale et déversées vers le Nord. Il en distingue au moins quatre, qui, par en- droits, se sont superposées les unes aux autres. Une nappe supérieure de recou- vrement est constituée par les massifs primaires du Saint-Barthélémy et de l'Arize (nappe G). Le massif des Trois-Seigneurs, qui s'étend plus au Sud, appar- tient ii une autre nappe (B), qui plonge au Nord sous la précédente. Une troisième nappe (A), Crétacé, Jurassique et Trias, s'enfonce sous les deux premières et va reparaître au Nord du massif du Saint-Barthélémy, pour former la zone pré- pyrénéenne. Enfm, la région des Petites Pyrénées et du Plantaurel appartient à une quatrième nappe (Z), renversée sur le Tertiaire plissé.

1. A Foix, la chute moyenne annuelle des pluies est d'environ i m. Les pluies tombent surtout au printemps.

LA liÉGION MONTAGNEUSK DU l'AYS I)K I OIX. S!

comme un premier versant espajinol. On passe d'un climat a Tautre par degrés, et comme par échelons.

Mêmes conséquences dans l'ordre de la vie végétale. Dans len- semble, ce sont les espèces océaniques qui dominent. Mais elles ne sont plus les seules. La disposition E-W des vallées a permis aux espèces méditerranéennes de se répandre assez loin de leur domaine naturel, en même temps que l'exposition méridionale d'une grande partie des versants, en leur fournissant l'habitat approprié, leur a permis de se fixer à demeure. Une étude géographique de la répar- tition des végétaux montrerait que beaucoup d'espèces méridionales ont cheminé de l'Est à l'Ouest, se sont établies et ont prospéré sur les versants au Midi, surtout sur les versants calcaires bien enso- leillés et abrités des vents de NW. C'est une étude qui est à peine ébauchée. On a pu cependant noter, en contraste avec d'autres régions plus occidentales des Pyrénées, une plus grande abondance de plantes odorantes (Lavande, Thym, Jasmin), des arbres à feuillage persistant (Chênes verts, Houx, Buis), la fréquence des formes buis- sonneuses, presque toujours localisées sur les calcaires, plus chauds mais surtout plus secs. Leur nature poreuse, les fissures et les dia- clases qui les divisent en font des terrains extrêmement perméables, capables de supporter des végétaux xérophiles*. C'est la végétation des Garrigues.

Un fait d'observation plus facile, c'est la forte altitude de certaines cultures, comme le Maïs ou les arbres à fruits. La Vigne y est et sur- tout paraît y avoir été cultivée beaucoup plus haut qu'à l'Ouest. Le Figuier s'y trouve dans tous les jardins, alors qu'il reste confiné dans les plaines en Béarn et en Gascogne. De tout cela il résulte, en même •temps qu'une grande variété d'essences, un" aspect beaucoup plus méridional, qui frappe même les moins prévenus.

Il n'est pas jusqu'à la vie humaine qui n'ait été influencée par cette structure. On verra combien ces influences se marquent forte- ment dans la répartition des populations, dans leur histoire, leurs habitudes et leurs travaux.

11 existe dans le pays ariégeois cinq régions bien distinctes : l*' La chaîne méridionale- est constituée par des granités, des gneiss, des micaschistes et des roches primaires, surtout des schistes, qui se succèdent du Sud au Nord dans Tordre des plus anciennes aux plus récentes, Silurien, Dévonien et Carboniférien. C'est un véri- table plateau, une meseta, presque partout supérieure à -2 500 m. et

1. Voir: "P. Doi», Distribution des vépétau.r inéditerrancens dans les Pyrenve^ [Bull. Soc. Hist. Nat. Toulouse, XLIU, 1910, p. 42-45). In., La flore de la région toulousaine {Documents sur Toulouse et sa réyion, Toulouse, 1910, p. 103-117).

2. NP Lkon Bkrthand l'appelle « zone centrale ».

32 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

dominée de 200 ou 300 m. à peine par les sommets (Pique d'Estais, 31-41 m.; Montcalm, 3 080 m. ; Serrère, 2 911 m.). Dans l'épaisseur de cette puissante table, formée de roches dures, les torrents et les gla- ciers nont entaillé que de hautes vallées, assez espacées et séparées par de larges croupes, de relief médiocrement accidenté, couvertes d'herbages sur les hauteurs et de forêts sur les pentes : vallée du Vicdessos, jusqu'à Auzat; vallées de Siguet, d'Aston, de FAriège supérieure. La plupart de leurs affluents coulent dans des vallées suspendues, avant de les rejoindre par des rapides et par des cascades.

Ce haut pays est, par excellence, un domaine de pâturages d'été. vont estiver les animaux des vallées limitrophes et aussi les trou- peaux des régions plus basses, que l'on mène jusque sur le territoire andorran. C'est un pays de communications difficiles. Le col de Puy- morens, entre l'Ariège et le Sègre de Carol, est franchi par une route carrossable que doublera bientôt la ligne ferrée d'Ax à Ripoll. Mais il n'existe encore que des sentiers ou des chemins muletiers entre la France et l'Andorre K

Au Nord de ce plateau se creuse un profond sillon orienté, dans son ensemble, ESE-WNW, mais nettement infléchi au Nord à la hauteur de Tarascon. Ce sillon correspond à une bande de terrains secondaires. Ces formations y sont représentées par des dolomies jurassiques, par des calcaires d'âge jurassique et crétacé, le plus souvent métamorphisés et appelés calcaires marmoréens, enfin par les marnes schisteuses noires de l'Albien. Les eaux les ont affouillées et découpées. Aux points les vallées descendues des hauts plateaux du Sud l'atteignent, le fossé s'élargit en bassins (Aulus, 762 m.; Vicdessos, 695; Tarascon, -480; les Cabannes, 533; Caussou, 824). Le plus grand de ces bassins, celui de Tarascon, profondément creusé dans les marnes crétacées, occupe le sommet de la courbe dessinée par le sillon longitudinal et le confluent de l'Ariège et du Vicdessos.

Toute cette région est très variée de formes, d'aspects et d'apti- tudes. Les terrains secondaires qui flanquent à leur base les masses primaires du Nord et du Sud ont été découpés, morcelés, percés de brèches et de profondes cavités par les eaux courantes et l'érosion glaciaire. Le plus remarquable de ces revêtements latéraux est formé par une étroite bande de dolomies, de calcaires marmoréens et de schistes noirs, qui accompagne, au Nord, le sillon de Caussou à Ta- rascon sur une vingtaine de kilomètres, avec de superbes escarpements d'un millier de mètres au-dessus de l'Ariège -, bien détachée en avant

1. Entre la France et TAndorre, les ports les plus bas sont ceux de Signer (2 3fio m.), de Fontargente (2 252 m.), de Saldeu (2 o80 m.) et de Fray Miquel oti En Valira (2 445 m.)- Une route carrossable, à peu prés achevée sur le versant andor- ran, reliera bientôt la France et l'Andorre par ce dernier passage.

2. Pic Galmont (1 323 m.), Bois de Lujat (1 488 m.).

LA RÉGION MONTAGNEUSK DU PAYS DE FOIX

33

(lu Sainl-Barth(''lomy, ([u'elle masqu(; (;t quo Ton n'aperçoit d'en l)as que par des brèches. En arrière de ce rebord, et plus au Nord, se creuse un second sillon parallèle au premier, mais plus haut d'envi- ron 300 m. Il est occupé par de petites agj^^iomérations pastorales', entourées de cultures et de prairies sur les boues glaciaires, et dispo- sant des vastes pâturages, qui se développent plus haut sur les pentes du massif archéen. Des brèches mènent d'un étage à l'autre. A l'issue inférieure des petits torrents qui les franchissent s'étalent des cônes de déjections, oii se sont installés plusieurs des villages de létage inférieur, le long du ruisseau de Caussou et de TAriège auquel il aboutit". Les grosses bourgades occupent pour la plupart les débou- chés des vallées venues du Sud, élargis, comme il a été dit, en bassins tapissés d'alluvions et bien ensoleillés 'K

C'est un pays de vifs contrastes. Tandis que les versants tournés au Nord sont arrosés, couverts de bois et de prairies, verdoyants ou sombres, les versants qui leur font face sont très ensoleillés, chauds et secs. Le contraste est encore aggravé du fait de la nature géologique. Alors que les schistes d'âge primaire sont imperméables et froids, les roches jurassiques et crétacées qui accompagnent le versant opposé au Midi sont perméables et sèches. Elles forment une abrupte muraille, dressée en falaise et par endroits surplombante. La végétation qui s'est emparée des aspérités et des étroits rebords n'est que maigre gazon, broussailles et formes arbustives. Mais le soleil les atteint et les chauffe tout le jour. La roche calcaire absorbe et garde la chaleur. Et sur les pentes l'on a pu amener l'eau, sur les éboulis et les boues glaciaires, prospèrent d'utiles cultures : le Sar- rasin, le Millet, le Blé, le Maïs, la Pomme de terre y donnent de bonnes récoltes à des altitudes elles se risquent rarement dans les parties plus occidentales de la chaîne; la Vigne et le Figuier n'y sont pas rares. Partout la pente s'adoucit un peu, on voit les petites murailles horizontales des cultures en terrasses aligner leurs rangées régulières, retenant la terre précieuse, donnant à ces versants un aspect tout méridional. Le fond de la vallée exprime les mêmes contrastes : les marnes y retiennent les eaux et favorisent la croissance des her- bages, tandis que les cultures s'installent de préférence sur les allu- vions et sur les cônes de déjections.

La longue suite de vallées qui régnent tout le long du haut plateau méridional et donnent accès aux passages de la montagne constitue une région d'activé circulation. La route qui en suit le thalweg se prolonge à l'Est, au delà de Caussou, vers les sources de THers, par le col de Marmare (1 360 m.\ A l'Ouest, d'autres passages mènent à

Axi.it, Appy, Gaychax, Senconac, Arnave.

Albiès, Verdun ocoupent des sites très caractéristiques.

Aulus, Vicdessos, Tarascon, les Gabannes.

ANN. OE OÉOD. XXl* ANNÉE.

U GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

Aulus et à Massât, par des chemins qui ne sont pas carrossables sur tout leur parcours, mais qu'il serait facile d'achever et qui suffisent aux animaux en temps de foires. Les communications dans le sens longitudinal sont donc beaucoup plus aisées, dans cette partie des Pyrénées, qu'elles ne le sont au Centre et à l'Ouest de la chaîne, à la même distance des grands sommets. Si l'on ajoute que cette région est en même temps celle oii les mines et les eaux thermales sont les plus abondantes*, celle enfin oii se concentre la force vive des tor- rents, on conclura qu'il y a plus d'un motif pour attirer et pour retenir une population nombreuse et active.

De très bonne heure ces influences se sont manifestées. Les falaises calcaires qui dominent les vallées furent, dans les premiers âges de l'humanité, un habitat de choix. Leurs grottes innombrables, percées dans une roche sèche, commodes et faciles à défendre, avaient tout près d'elles des terrasses bien ensoleillées et un sol d'origine fluviale ou glaciaire, que l'outil le plus imparfait retournait sans peine. Les débris de toute espèce que ces cavités nous ont livrés- prouvent qu'il y eut tout un peuple, qu'il est facile d'ima- giner, vivant dans ces falaises, surveillant de loin ses bois et ses pâturages, son domaine de chasse et d'élevage, et plus tard cultivant la terre. Un jour, il gagna les parties basses les échanges étaient plus faciles. Mais, même alors, ces rochers, qu'elles abandonnaient, servirent aux populations de lieux d'asile et de défense. L'époque féodale vit se dresser sur les sommets calcaires des tours à signaux et des forteresses : Miglos, qui regardait vers le pays d'Andorre ; Tarascon, à la jonction des deux vallées, et la plus redoutable de toutes, la triple enceinte de Lordat.

2* Plus au Nord s'élève un second massif de roches anciennes, souvent appelé la « zone de TAriège ))^ A l'inverse des massifs cen- traux des Alpes, il est moins haut que la chaîne principale. Mais il forme en avant d'elle un très bel observatoire naturel, qui permet de l'embrasser tout entière.

L'ensemble de la région présente tous les caractères d'un vieux territoire, très différent des régions qui l'enserrent : peu de sommets détachés, rien qui rappelle le profil tourmenté de montagnes plus jeunes; mais des sommets aux pentes douces, de larges dômes surbaissés, à peine entaillés par les eaux, des ravins aux parois convexes; sur les pentes, des bois ; sur les hauteurs, d'amples pâtu-

1. Aulus, Ussat, Ax; Castel-Minier, Rancié, Rabat, etc.

2. Niaux, Lombrine.

3. C'est l'appellation adoptée par MM" Emm. de Mahgehie et F. Scni{\rjEii {Aperçu de la structure géologique ^.es Pf/rénées, dans Annuaire Club Alpin Français, XVIII, 1891). M-^L. Bertrand l'appelle « zone nord-pyrénéenne ».

LA RÉGION MONTAGNEUSE DU PAYS DE FOIX. 35

rages, qui s'f^lerident sans interruption d'un versant au versant opposé. Le relief est si atténué que le plateau se développe par endroits en véritables plaines, de pente indécise, d'écoulement incertain, les eaux s'amassent dans des flaques, dans des fonds spongieux et des tourbières. Tel est le paysage que l'on découvre du Saint-Barthélémy vers l'Est, des croupes* dominant Saurat vers le Prat d'Albis, au Nord et vers Foix. Ce sont des pénéplaines oii l'on pourrait cheminer long- temps sans changer sensiblement de niveau. Avec les massifs centraux des Alpes, auxquels on pourrait être tenté de les comparer, l'analogie n'est qu'apparente. Elles rappellent plutôt les Chaumes des Vosges.

La zone de l'Ariège n'est pas seulement plus basse, elle est aussi plus ouverte que la grande mesela qui la domine au Sud. Elle se compose en réalité de deux longues croupes, distinctes et disposées en retrait l'une par rapport à l'autre. Au Sud-Ouest, ne dépassant pas le cours de l'Ariège, c'est le massif des Trois-Seigneurs (2 199 m.) et son prolongement vers l'Ouest. Au Nord-Est et au Nord, le massif du Saint-Barthélémy (!2 349 m.) et du Prat d'Albis (1 500 m.), souvent dé- signé sous le nom de chaîne de Tabe, s'étend sur les deux rives de l'Ariège et se poursuit jusqu'au Salât qu'il dépasse'-. Entre ces deux groupes de hautes terres s'allonge, de l'Ariège au Salât, un sillon continu. Moins profond que la grande fosse d'Aulus à Caussou, parce qu'il est dominé de moins haut, il forme les hauts bassins symétri- ques de Massât (650 m.) et de Saurat (653 m.), qu'unit le col de Port (4 249 m.). A l'intérieur de cette région déprimée règne une longue muraille de roches secondaires, de même composition que la bande méridionale, mais plus étroite et moins continue. On l'aperçoit de •la vallée de l'Ariège. Les deux pitons de Sédour et de Calâmes, bien détachés au-dessus de Tarascon, en marquent l'extrémité orientale. Les mêmes formations se prolongent vers l'Ouest, à Saurat, qu'elles dominent au Nord et au Sud, au col de Port. A partir de Massât, elles ne cessent plus d'accompagner l'intérieur du sillon \

Comme la précédente, cette région est très variée de formes, de couleurs et de ressources. Même contraste entre les hautes croupes

1. Picou de Berne (\1\ià m.). .

2. M' L. lÎERTRAXh distingue le massif de Saint-HaTtliéleniy. ou chaine de Tabe, et le massif primaire de l'Arize.

\\. La bifurcation si singulière des terrains secondaires qui se produit dans la région de Tarascon, une bande allant à l'Est vers Caussou, les deux autres vers Vicdessos et le col de Port, s'explique par un phénomène de recouvrement. Ces formations secondaires représentent la couche supérieure d'une nappe de j-ccou- vrement primaire, le massif des Trois-Seigneurs (B). La couverture ne subsiste plus que sur les bords de ce massif: celle du Nord plonge par endroits sous le massif de l'Arize (nappe C), qu'elle borde d'une mince lisière discontinue, parallèle à celle qui est au Sud des Trois-Seigneurs et qui est beaucoup plus large. Appar- tenant à la même nappe, on a vu qu'elles sont représentées par les mêmes roches. (Lkon Bertrand, mém. cité, p. 116.)

36 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

archéennes ot primaires, de formes lourdes, imperméables et ver- doyantes, et les lambeaux calcaires, âpres et secs, parfois dénudés et dressés en blanches falaises. Même opposition entre Vubac, générale- ment forestier, et le soiila, s'étagent des cultures, des prairies cou- pées de canaux d'irrigation, de petits bois, le Noyer voisine avec le Châtaignier. Les vergers et les vignes se rassemblent de préférence sur les pentes calcaires, dont le sol est plus chaud. Mais on note aussi des différences avec les hautes vallées du Sud : le paysage est plus adouci, les pentes sont moins abruptes, les cultures en terrasse plus rares. Ces paisibles bassins forment une région intermédiaire entre la haute montagne et la région des coteaux. L'élevage à l'étable y remplace la transhumance. La « montagne » à pâturage indivis y est plus restreinte. On y envoie les animaux des communes propriétaires, mais on n'y reçoit plus les troupeaux de la plaine. Elle est occupée chaque année plusieurs mois, semée de granges, sillonnée de chemins, comme on le voit sur les plateaux entre Foix et Saurat. Dans l'en- semble, c'est un pays agricole tout autant que pastoral.

La vie humaine a trouvé ici les conditions les plus favorables. Dans les calcaires, encore, s'établirent les premiers occupants du sol. On trouve leurs traces dans les rochers de Sédour (grotte de Bé- deilhac) et de Ker (grotte de Massât), à l'entrée opposée de chacun des deux bassins. Aujourd'hui, les deux principales agglomérations. Massât et Saurat, ont installé leurs cultures et leurs vignes, bâti leurs maisons dans des sites tout symétriques, sur les alluvions des vallées, au pied des buttes calcaires tournées au Midi. Ces petits pays sont de défense facile : encadrés au Nord et au Sud par des croupes paral- lèles, ils sont comme suspendus ^ au-dessus des vallées plus étroites que le Salât et l'Ariôge ont creusées en contre-bas. Les défilés par les- quels on y accède sont commandés par des buttes calcaires impos- sibles à forcer^. Ainsi s'explique que leurs habitants aient très long- temps joui d'une quasi-indépendance. Aujourd'hui, ils ont conservé des domaines importants ou des droits d'usage dans les montagnes voisines. Les agglomérations qui occupent le bassin de Saurat ont gardé leur unité administrative, comme les antiques communautés pyrénéennes. Elles ne forment qu'une seule commune très étendue : Massât fut longtemps la capitale civile du petit pays de Couserans.

Mais si elles sont bien protégées, ces hautes vallées ne sont pas isolées. Dans son ensemble, la zone de l'Ariège, région déprimée entre deux hauteurs parallèles, est un pays de circulation facile, la véritable jonction entre le Salât et l'Ariège. Les passages y sont fré- quents. Par le col de Port, les gens du pays de Massât s'en vont,

i. Massât, à GjD m., et ^lurat, à 653 m., dominent de près de 200 m. l'Ariège et le Salât.

2. Presque toutes sont défendues ou surmontées de tours à signaux.

LA liÉGION MONTAGNEUSE DU PAYS DE 1 OIX. 37

chaque année, travailler au loin les vignes du Languedoc. Ceux de Saurai, avec leurs chargements de charhon, les animaux aux épo- ques de foires, les troupeaux transhumants l'empruntent aussi. Il existait même, il n'y a pas très longtemps, un service régulier de voi- tures entre Massât, Saurat et Tarascon; il fonctionne encore par inter- mittence, et si ces vallées ont abandonner aune région voisine la voie ferrée qui devait unir les deux parties du département, Couserans et Pays de Foix, ce ne fut pas sans regrets. Elles continuent à demander des voies à traction électrique, qu'elles obtiendront sans doute, sur- tout si l'exploitation du sous-sol assure un trafic rémunérateur.

Avec ses hauts bassins très peuplés, ses grosses bourgades à l'aspect de petites villes, ses hameaux bien groupés, ses habitations et ses granges partout dispersées, la zone de l'Ariège est bien le centre du pays ariégeois.

A la zone de l'Ariège fait suite une région plus basse, se rencontre toute la série primaire et secondaire jusqu'au Crétacé inférieur, se succédant en bandes régulières de plus en plus basses, jusqu'au Plantaurel, qui domine le fossé inférieure C'est encore un assez haut pays (Saint-Girons, 390 m.; Labastide de Sérou, 375; Foix, 380; Lavelanet, 510), un ensemble de hautes collines que domi- nent des mamelons arrondis, en partie boisés. La chaîne du Plan- taurel, qui le limite au Nord, est elle-même constituée par plusieurs crêtes parallèles orientées WNW et disloquées par de nombreuses failles. Les plis sont tous déversés au Nord. Le Plantaurel est formé par le Crétacé supérieur et l'Eocène^, auxquels s'ajoutent, dans la région à l'Est de l'Ariège, le Trias, le Jurassique et le Crétacé infé- rieur. Il n'y a donc pas de corrélation entre les lignes de contact qui séparent les affleurements successifs et le grand accident tectonique qui limite au Sud ces avant-monts. Il est k remarquer que l'altitude, variant généralement entre 500 et 800 m., atteint son maximum dans la partie orientale de la chaîne, qui se montre plus rapprochée de la zone de l'Ariège, au Nord de Roquefixade (1 003 m.)^. Le Plantaurel apparaît comme une longue muraille presque verticale, que l'on aper- çoit très distinctement des sommets de la chaîne de Tabe. Au Nord de Foix, c'est une véritable falaise, verticale et nue, très ensoleillée (Pech de Foix et Pech de Saint-Sauveur).

Les caractères de région montagneuse s'atténuent de plus en plus. Sauf dans la bordure au Nord, le relief est peu accidenté, et la roche n'apparaît que par places. Les dépôts glaciaires font totalement défaut,

1. C'est la « région pré-pyrénéenne »> de M' L. Bertrand.

2. En particulier, les poudingues de Palassou, qui constituent la plus jeune des formations plissées.

3. Dans le Crétacé.

38 GÉOGRAPHIE RÉGIONAL E.

et les alluvions fluviales sont rares. Aussi est-ce une région de res- sources moins variées que les précédentes. Dans les limites de l'an- cien comté de Foix, le Sérou est un pays de petite culture : Sarrasin, Maïs et Pommes de terre, peu de Blé, pas de Vigne, mais beaucoup de prairies. La Bargnillère (vallée de l'Arget) est un aimable bassin granitique, couvert de bois et d'herbages, semé de nombreux villages. L'ensemble est semi-agricole, semi-pastoral, et l'élevage y est l'occu- pation principale. On verra dans un second article que ce district fournit une notable partie des troupeaux qui, en été, gagnent les pâturages de la haute Ariège et de l'Andorre. Il est possible que l'exploitation des mines (cuivre, phosphates, manganèse, bauxite) lui fournisse un jour un sérieux supplément de ressources.

Ici encore les escarpements calcaires ont retenu les hommes. Les grottes du Mas-d'Azil et de l'Herm comptent parmi les stations préhis- toriques les plus connues. C'est une région de passage, naturellement désignée pour assurer les communications d'Est en Ouest. Elle est, depuis quelques années, suivie par le chemin de fer de Saint-Girons à Foix, qui sera un jour prolongé vers Lavelanet. Ce n'est cependant pas un chemin aussi nettement tracé que le sillon s'abritent Saurat et Massât : les eaux ne s'écoulent qu'en partie vers le Salât et vers l'Ariège ; l'Arize franchit le Planlaurel aux grottes du Mas-d'Azil^; plus à l'Est, la Touyre et l'Hers ont fait brèche et creusé des vallées parallèles à celles de l'Ariège. Les deux tendances contraires auxquelles obéissent les eaux s'imposent également aux communications humaines.

Au Nord des Petites Pyrénées s'étend une zone de basses collines, presque entièrement occupée par des poudingues et des marnes d'âge tertiaire, avec des formations lacustres et des alluvions récentes-. C'est le pays du vignoble, de la grande culture et de l'éle- vage, avec lequel nous quittons définitivement la région montagneuse pour les plaines du Pays de Foix et du Languedoc.

L'Ariège s'est frayé un chemin à travers ces différents comparti- ments. C'est une vallée très jeune d'aspect, que les eauxcourantes etles glaces ont progressivement approfondie et façonnée. Très remarquable est la section comprise entre Ax-les-Thermes et Tarascon. La vallée actuelle est en partie dominée au Nord par la dépression déjà signalée, se sont logés les villages : Axiat, Appy et Arnave^ Plus en amont, une dépression analogue, occupée par les villages de Sorgeat et d'Ignaux, domine le confluent de l'Ariège et de la Lauze. Ces tron-

1. Après avoir coulé parallèlement aux escarpements du Planlaurel, entre Labastide-de-Sérou et Durban.

2. « Zone sous-pyrénéenne » de M-" L. Bertrand.

3. L, Garez, mém. cité, p. 2378,

LA REGION MOiNTAGNEUSE DU l*AYS DE KOIX. .iî»

çons de vallées anciennes ont été occupés par les glaces. Elles se dr- versentdans l'Ariège par des torrents découpant leur bord méridional.

A Tarascon, le torrent de Vicdessos venait rejoindre l'Ariège, et les deux torrents creusaient, dans les marnes schisteuses do l'Albien et dans les calcaires marmoréens, le bassin que l'on a précédemment décrit. Les boues et les cailloux qu'ils y déposèrent forment terrasses partout les eaux ne les ont pas déblayés, surtout à l'Ouest.

Renforcée par le tribut venu de Vicdessos, l'Ariège s'attaquait bientôt à la bande granitique résistante, prenant au Nord de Tarascon la direction de son affluent. Cette trouée est marquée par un élroil défilé, entre Bonpas et Mercus.

Entre la zone de l'Ariège et le Plantaurel, le fleuve put élargir sa vallée, en même temps qu'il diminuait sa pente. Dans cette partie, il dégorgea les énormes masses de débris entraînés de l'amont. Ces dépôts sont constitués surtout par des cailloux roulés de natures diverses et parfois par d'énormes blocs. A partir de Saint-Paul-de-Jarrat et surtout entre Montgaillard et Foix, il est facile d'observer deux ni- veaux de cailloux, l'un à une faible hauteur au-dessus de l'eau, l'autre à une dizaine de mètres plus haut. L'Ariège s'est facilement creusé un chenal profond et régulier dans ces formations meubles, dont la végétation s'emparait en même temps. Ces dépôts donnent au bassin de Foix son caractère particulier. Les cailloux roulés se voient partout, ramassés dans les champs en corbeilles circulaires, l'on a planté la Vigne et le Figuier, constituant aussi les murs des clôtures et des maisons.

Enlin l'Ariège franchit le Plantaurel par deux défilés successifs : l'un immédiatement en aval de Foix, l'autre à Saint-Jean-de-Verges. Entre les deux, les alluvions atteignent une largeur de plus de "2 km. Elles sont généralement moins volumineuses qu'en amont de Foix. Après les Petites Pyrénées, libérée définitivement, la rivière coule à travers la plaine tertiaire dans la direction de Pamiers.

La vallée de l'Ariège emprunte donc des régions distinctes qu'elle réunit par des défilés. Il n'est pas indifférent de remarquer qu'il n'existe pas, pour la désigner, un nom de pays, comme en ont les vallées de l'Ouest, perpendiculaires, ou celles de l'Est, parallèles à la chaîne. C'est que, dans ce pays, les véritables unités régionales sont bien plutôt les zones longitudinales que cette vallée transversale, sans unité géographique.

H. Cavaillès,

Agrégé d'histoire et de géographie.

[A svivrf-.)

40 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

LA NAVIGATION INTÉRIEURE EN GRANDE -RRETAGNE

On remarque avec un profond étonnement que, dans la Grande- Bretagne, le pays de la houille et du fer, les fleuves et les canaux ne jouent qu'un rôle relativement faible dans les transports intérieurs. Alors que les voies navigables de la petite Belgique transportaient, en 1905,52162 000 t., le trafic de la navigation intérieure du Royaume-Uni ne s'élevait, la même année, qu'à 39 ^99 000 t. Si l'on considère les arri- vages de houille à Londres, on constate que 45,6 p. 100 y parviennent par le rail, 5i,3 par mer et à peine 0,12 par canal. Dans les pays industriels du continent, il se fait entre les voies ferrées et les voies d'eau comme un partage équitable :en Grande-Bretagne, les chemins de fer sont les maîtres des transports; à lui seul, le Great Western Railway transporte plus que toutes les voies navigables anglaises. En face des chemins de fer qui grandissaient, les voies navigables ont décliné; depuis 1830, presque aucune construction nouvelle; et le réseau navigable ofl're le saisissant contraste de tronçons courts à trafic intense et de longs tronçons morts qu'on laisse parfois sans entretien ; 53 p. 100 du tonnage sont transportés par 19 p. 100 de la longueur totale. Il est impossible de le méconnaître : les voies navi- gables de Grande-Bretagne n'ont pas connu l'essor formidable de la batellerie que le développement industriel provoqua chez tant de nations depuis le milieu du xix^ siècle.

Il est intéressant de rechercher les causes de cette situation dans les conditions naturelles, économiques et techniques des voies navi- gables, de préciser l'état du réseau britannique par l'étude de sa com- position et l'analyse de son trafic, et d'exposer les projets qui doivent lui rendre, avec plus d'homogénéité, avec des dimensions mieux adaptées aux besoins modernes, plus de valeur utile, plus de vie^

I. LES CONDITIONS DES VOIES NAVIGABLES.

Les conditions naturelles. Par la nature de son relief, la Grande- Bretagne n'offre pas de grands obstacles à la circulation. C'est par des

1. Nous avons puisé l'essentiel de notre information dans l'excellent rapport de la Commission nommée en 1906 (voir XVI" Bibliographie 1906, 486 C), à l'effet d'étudier l'état de la navigation intérieure dans le Royaume-Uni : Royal Com- mission APl'OINTED TO ENQUIHE INTO AND TO REPORT UPON THE CaNALS AND InLAND NAVIGA- TION OF THE United Kingdom. Volume VIL Fourth and Final Report. England and Wales and Scotland. Presented to both Houses of Parliament. [Gd. 4979.] London,

NAVlGATlOiN IiNTÉRŒUlŒ EN GRAiNDE-BKETAlîNK. M

plaines et des plateaux peu élevés que communiquent entre eux les bassins de la Mersey, de la Severn, de la Tamise et du Wasli, c'est-à- dire les régions se pressent les centres industriels, pénètrent les grands estuaires commerciaux. Même la Chaîne Pennine laisse passer trois lignes de canaux joignant le district de Liverpool et de Manchester au district de Goole et de Hull, par Leeds, Halifax et Huddersfield.

Mais la navigation intérieure trouve des obstacles dans la nature même de l'hydrographie et dans la configuration du pays. Il n'existe pas de grandes rivières comparables aux fleuves du continent, capables de porter de gros bateaux au delà des limites de la marée dans les estuaires et susceptibles de fournir de fortes masses d'eau pour ali- menter les canaux. Tandis que la Seine a, jusqu'à Rouen, une longueur navigable de 410 km., un bassin de 76 765 kmq. et un débit de 5377 me. par minute, la Tamise a seulement une longueur navigable de 232 km., un bassin de 12037 kmq. et un débit de basses eaux de 1103 me. par minute à Teddington, ces valeurs étant pour la Severn de 254 km., 11 266 kmq., 1 018 me. De la pauvreté du pays en voies navigables naturelles. Si l'on compte les rivières utilisées par la navigation sur plus de 80 km., on trouve que la longueur utilisée en Angleterre est de 897 km., contre 2 865 en France, 3622 en Alle- magne, 521 en Belgique.

De tous les facteurs qui ont entravé le développement du système de navigation intérieure, le plus puissant fut, assurément, la con- figuration du pays, profondément pénétré de tous côtés par la mer. Aucun pays ne possède, proportionnellement à sa surface, une aussi grande longueur de côtes que l'Angleterre : 81 kmq. de superficie pour

1 km. de côte (217 en France, 620 en Allemagne, 425 en Belgique). Plus de 110 ports s'échelonnent sur ce littoral découpé. Nulle part la mer ne s'insinue aussi loin dans les terres, propageant l'inlluence de la marée; des ports comme Hull, Goole, Londres sont situés à 32, 48, 64 km. dans l'intérieur; les estuaires se rapprochent et semblent chercher à se rencontrer. Aussi n'y a-l-il pas de ville manufacturière qui soit à plus de 130 km. d'un port à marée. C'est pourquoi les rela- tions entre les différentes parties du pays se sont très anciennement établies par voie de mer; depuis longtemps, le charbon de Newcastle vient à Londres par mer {seacoal). On comprend ainsi que l'Angle-

Wyman& Sons, 1909. In4, xiv + 238 + 30 p., 1 pi. carte; 2 sh. 11 d. —Volume VIII. Appendices to Ihe FourLii and Final Report. [Gd. 2504.] Ibid., 1910, iu + 247 p.;

2 sh. A consulter aussi : U. A. Forbes and W. H. R. A^hfoud, Our Watenrays : A History o/' Inland Navigation considered as a Branch of Water Conservancy, London, 1906; J. A. Saneh, On Waterways in Great Britain {Mi?iutes of Proc. Inst. Civil Enyineers, CLXlll, 1900, p. 21-86, pi. 1-3); Pail Mamolx. La révo- lution industrielle au XVIII'' siècle... [voiv Annales de Géographie, XVI, 1907, p. 368- 370).

42 GÉOl^RAPHIE RÉGIONALE.

terre n'ait pas eu un seul canal plus d'an siècle après l'ouverture du canal de Briare en France.

Les conditions économiques. La révolution industrielle de la fin du XVIII'' siècle est le fait capital auquel il faut faire remonter l'essor de la navigation intérieure en Grande-Bretagne ; elle a ouvert l'ère de la construction des canaux.

Jusqu'alors, les rivières avaient été les seuls chemins de la naviga- tion intérieure. Au Moyen Age, oii les communications terrestres étaient malaisées, des bateaux fréquentaient non seulement la Tamise, la Severn, la Trent, l'Ouse, mais encore de petites rivières comme les affluents du Wash, comme la Lea, à l'Est de Londres, ou comme la Stour de Canterbury. A partir de la fin du xvi^ siècle, on avait même exécuté sur les rivières des travaux de régularisation; mais rien n'avait été fait pour les unir entre elles,

Avec le développement de l'industrie, le transport à bon marché de la houille devint une condition de la vie des usines. Ce fut pour transporter la houille des mines que le duc de Bridgewater pos- sédait à Worsley, près de Manchester, que le grand ingénieur James Brindley creusa, de 1759 à 1761, le fameux canal de Bridge- water, le premier canal d'Angleterre ; le prix du charbon ainsi transporté à Manchester diminua de moitié. Alors s'ouvrit une ère d'enthousiasme pour les canaux ; les régions industrielles furent sillonnées dévoies nouvelles et reliées les unes aux autres. De 1759 à 1830, presque tout le réseau actuel se constituait. En 1767, Brindley lui-même achevait le canal de Manchester à l'estuaire de la Mersey; sur ses plans, se construisait, de 1766 à 1777, le Grand Trunk Canal, unissant la mer d'Irlande à la mer du Nord par la Mersey et la Trent, œuvre colossale pour l'époque, à cause de sa longueur (150 km.) et de ses cinq tunnels. Partout s'établissaient des canaux, soit entre le Yorkshire et le Lancashire, à travers la Chaîne Pennine (trois canaux convergeant vers le Humber, à l'Est, et, par l'Aire et la Calder, menant à l'Ouest vers Preston, Manchester et Liverpool); soit à l'in- térieur même du Lancashire, que parcourt tout un réseau local; soit autour de Birmingham, de nombreuses ramifications furent con- struites pour desservir les industries métallurgiques; soit entre la Tamise et la Severn; soit, enfin, entre l'agglomération de Birmingham et les estuaires de la Mersey, de la Severn et de la Tamise. Au bout d'une trentaine d'années, un réseau serré de canaux parcourait les régions industrielles; les mers britanniques s'unissaieut plusieurs fois à travers les terres. Plus de 650 millions de fr. avaient été dépensés par les industriels et les grands propriétaires fonciers.

Des circonstances économiques avaient précipité l'essor des canaux anglais ; des circonstances économiques l'arrêtèrent. Avant

NAVIGATION INTRlUKUKE EN (JliANDE-BKETAGNE. 43

l'omploi de la vapeur, le cabotage était fait par des voiliers, que les vents contraires pouvaient, durant des semaines, empocher d'aller, par exemple, de Liverpool à Londres; aussi le canal avait alors sur le cabotage l'avantage de l'exactitude et de la sécurité; en 1831, le Kennet and Avon Canal, entre la Tamise et la Severn, était regardé comme la grande artère des communications entre la mer du Nord et la mer d'Irlande ; à la même époque, Londres recevait, par canal, de Manchester, de Slourbridge, de Birmingham, du sel, des pierres, des bois, des fromages, des grains, et leur expédiait des épices-, du coton, des engrais, des matières premières. Mais les steamers don- nèrent au cabotage sa supériorité.

Puis survint la concurrence des chemins de fer, qui rendit la vie impossible aux canaux. Les canaux avaient été envisagés moins comme des ouvrages d'intérêt public que comme des placements avantageux de capitaux. Aussi les capitalistes les négligèrent-ils pour les chemins de fer. Plusieurs Compagnies de canaux se convertirent en Compagnies de chemins de fer; d'autres vendirent leur canal à celles-ci. Ainsi peu à peu, surtout de 1845 à 1847, les canaux pas- sèrent entre les mains de leurs rivales. Actuellement, les Compagnies de chemins de fer sont maîtresses de plus du tiers du réseau navi- gable (1970 km., contre 3100 km. de voies indépendantes); ainsi l'important système des canaux de Birmingham passa sous l'autorité du London and North Western Railway. Naturellement, les Com- pagnies de chemins de fer ont intérêt à paralyser la circulation par canal; car, si elles sont propriétaires de canaux, elles n'y ont pas le monopole des transports; elles peuvent donc y avoir des rivaux ; aussi elles établissent des tarifs au mieux des intérêts de la voie ferrée. Quand une Compagnie de chemin de fer possède un canal entier, comme la London and North Western, qui détient le Shropshire Union Canal et le Birmingham Canal, elle y règle le trafic de manière à ne pas faire tort à la voie ferrée. Quand elle n'en possède qu'une partie, ainsi le Great Western, qui détient le Thames and Severn Canal et l'Avon and Kennet Canal, elle entrave le trafic sur les autres tron- çons. Ainsi s'affirme la prédominance, la tyrannie des chemins de fer sur les canaux.

Les conditions techniques. La manière même dont les canaux anglais furent construits impliquait des inconvénients fondamentaux. Dans l'Angleterre et le Pays de Galles, ils ont été construits par l'ini- tiative privée, de pièces et de morceaux, sans plan d'ensemble, au fur et à mesure que chacun d'eux apparut comme une bonne affaire. De dérivent les deux traits les plus curieux de leur organisation : la multiplicité des autorités auxquelles ils sont soumis, et, par suite, l'absence d'uniformité de leurs dimensions.

U GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

Il semble parfois que le nombre des autorités administratives d'une même voie navigable est en raison inverse de sa longueur : ainsi les 92 km. de la Kennet and \von Navigation se partagent entre la Thames Conservancy, le Reading Local Board, le Great Western Railway, la Bristol Dock Company ; de même, 50 km. de la rivière Nen sont administrés par huit corporations. Qu'un bateau parte de Bir- mingham pour Londres, il devra passer par un tronçon du Birmin- gham Canal System, par 35 km. du Warvvick and Birmingham Canal, par 2!2 km. du Warwick and Napton Canal, par 8 km. de l'Oxford Canal, par 150 km. du Grand Junction Canal, jusqu'à Brent- ford et à la Tamise : tous ces canaux appartiennent à des autorités différentes; il en est de môme pour le trajet de Birmingham à Hull ou à Liverpool.

Cette multiplicité d'administrations et la diversité d'origine des canaux ont pour conséquence le manque d'uniformité dans la largeur et la profondeur des voies navigables, dans les dimensions des écluses et des ponts, comme aussi dans les dimensions des bateaux. On peut grossièrement diviser les voies navigables en deux classes : celles qui ont des écluses de plus de 14 pieds de largeur et celles qui ont des écluses de moins de 14- pieds; à ces deux classes d'écluses correspondent deux classes de bateaux : les barges, mesu- rant de 20 à 24 m. de longueur, 4 m. de largeur, et les narrow boafs, ou monkey boats, employés surtout sur les canaux du Sud et des Midlands, ayant environ 24 m. de longueur, 2 m. de largeur, portant environ 30 t., calant 1 m.; la barge porte le double, avec le même tirant d'eau. Il y a ainsi en Angleterre 2 643 km. de voies navigables à narrow boats et 2 568 de voies à barges. Mais chacune de ces séries de voies ne se présente pas respectivement par de longs tronçons continus : très souvent, des tronçons de Tune interrompent des parties de l'autre; des bouts de dimensions différentes se trouvent intercalés les uns parmi les autres. En conséquence, il faut ou bien adopter les bateaux de capacité minimum, c'est-à-dire perdre l'avantage des canaux à barges, ou bien adopter les plus grands bateaux, c'est-à-dire s'obliger à des transbordements. Ainsi, sur le Grand Junction Canal, à cause seulement de deux tronçons étroits et d'une écluse, on ne peut utiliser, pour les transports à longue distance, que de petits bateaux. De même, les canaux de Birmingham ne peuvent recevoir que de petits bateaux; or ceux-ci ne s'aventurent pas sur les grands estuaires de la Mersey, de la Severn et du Humber; il faut donc transborder. Sur les voies navigables entre le Lancashire et le Yorkshire, les dimensions des écluses varient de 16 m. de longueur, 4 m. de largeur, 1 m. 50 de profondeur, sur le Sir John Ramsden's Canal, à 70 m., 7 m., 3m. sur l'Aire and Calder Navigation. Avec de telles conditions, les marchandises préfèrent la voie ferrée.

NAVIGATION INTERIEURE EN GRANDE-BRETAfiNE. ^5

Dans ce système chaotique, il est impossible, ce qui pourrait rendre au canal ses avantages sur le rail, d'établir des tarifs généraux et d'organiser des transjiorts à longue distance. Aussi pourrait-on à juste titre s'étonner que la navigation intérieure n'ait pas soufïert davantage. Il faut dire aussi que, si la batellerie résiste encore, c'est qu'elle se trouve, en général, entre les mains de petits entrepreneurs et de petits propriétaires, qui vivent à peu de frais et peuvent ainsi travailler à bon marché.

11. LE RÉSEAU BRITANNIQUE DE NAVIGATION INTÉRIEURE.

La répartition des voies navigables. Au simple aspect d'une carte, ce qui frappe dans la répartition géographique des voies navi- gables de Grande-Bretagne, c'est que, à l'exception de quelques voies isolées en Ecosse, dans le Pays de Galles et en East Anglie, elles con- stituent un réseau d'un seul tenant, dont le tracé s'est modelé sur la configuration physique. Si l'on se place au cœur du pays, dans les Midlands, à Birmingham, on voit que des voies navigables rayonnent vers les estuaires de la Mersey, de la Severn, de la Tamise, du Humber. On remarque, en outre, que certains estuaires, opposés par leur situa- tion, sont reliés doux à deux : ainsi la Severn avec la Tamise, Londres avec Bristol; ainsi la Mersey avec le Humber, Liverpool et Manchester avec Leeds, Bradford et Hull.

Mais cette disposition harmonique ne doit pas faire illusion sur la répartition du trafic. Deux groupes de canaux l'emportent de beau- coup sur les autres : d'abord, le groupe des canaux des Midlands, ainsi que de ceux qui en rayonnent vers les quatre estuaires; ensuite, le groupe des canaux du Nord, unissant le Yorkshire au Lancashire. En 1905, le plus gros trafic appartenait aux canaux de Birmingham, 7 546 453 1. ; au Grand Junction Canal, 1 794 !223 t. ; au Trent and Mersey Canal, 11 37 663 t. ; et, en second lieu, aux canaux du Nord : Leeds and Liverpool Canal, '2 467 827 t. ; Aire and Calder, 2 810 988 t. Sur toutes les autres voies navigables, la circulation languit ou s'arrête.

Les canaux des Midlands. Il existe, tout autour de Birmingham et dans les districts industriels du South Staflbrdshire et de l'East Worcestershire, un réseau compliqué de canaux, disposé en toile d'araignée sur le pays oi^i se trouvent Birmingham, Dudley. Wolverhampton, Walsall, Wednesbury. Pour les alimenter, il faut leur amener l'eau des puits et des mines qu'on a pompée. En outre, sur ce sol tout perforé par les galeries de mines, il se produit de nombreux allaissements, qui entraînent sur les canaux de coûteuses réparations. Mais le réseau dessert une région houillère et métallur- gique d'une extraordinaire activité.

46 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

Ce réseau central est uni à laSevern, parle Worcester and Birmin- gham Canal et parle Staffordshire and Worcestershire Canal; à la Tamise, par l'Oxford Canal, par le Grand Junction Canal, auquel il faut ajouter le Warwick and Napton Canal, le Warwick and Birmingham Canal ; à la Mersey, par le Shropshire Union Canal et le Trent and Mersey Canal, par l'intermédiaire du Staffordshire and Worcestershire Canal. Mais toutes ces voies rayonnantes ne sauraient être comparées aux voies et aux artères d'un organisme vivant. Nous savons d'abord que les dimensions des canaux n'y sont pas uniformes. De plus, à leur extrémité, il n'y a pas de jonction effective entre la navigation intérieure et la navigation maritime. La Severn, peut-être l'une des meilleures voies anglaises, à cause des travaux qu'on y a faits, ne trans- portait en 1905 que 288 198 t. (323329, en 1888) : c'est que les voies ferrées ont établi, pour tuer la voie d'eau, des tarifs réduits; c'est aussi que, à Gloucester, un pont, le Westgate Bridge, empêche les navires de mer de remonter la rivière à marée haute. Quant au Humber, les grands navires remontent jusqu'à Hull, en tout état de la marée; mais, de Hull à Trent Falls, le lit de la rivière est instable ; en outre, la Trent, la marée pénètre à 22 km. en amont de Gainsborough, présente, en saison sèche, des bas-fonds insurmontables et provoque, en hiver, des inondations désastreuses; pour arriver de Hull à Newark ou Nottingham, une barque de 70 à 80 t. devrait être allégée en route.

Les canaux du Nord. Le groupe des canaux du Nord comprend trois routes par lesquelles, en principe, on peut de Liverpool gagner Goole :

l"Par le Leeds and Liverpool Canal et par l'Aire and Calder Navi- gation; 260 km. entre Liverpool et Goole; 104 écluses; altitude maxi- mum, 145 m. ;

Par le Manchester Ship Canal jusqu'à Manchester, le Rochdale Canal jusqu'à Sowerby Bridge, près de Hahfax, la Calder et l'Hebble jusqu'à Wakefield, l'Aire et la Calder jusqu'à Goole; 209 km., 142 écluses, 179'°, 80;

30 Par le Manchester Ship Canal, le Rochdale Canal, l'Ashton Canal, le Huddersfield Canal, la Calder et l'Hebble jusqu'à Wakefield, l'Aire et la Calder jusqu'à Goole; 193 km., 147 écluses, 194"', 15.

Malgré le tracé de ces trois routes, qui traversent le pays d'une mer à l'autre, elles ne servent que très peu aux relations entre le Yorkshire et le Lancashire; entre les deux versants, pas de grand trafic possible, à cause des variations de dimensions. Le trafic reste sur chaque versant. A VOuest, circule surtout la houille du Lancashire, destinée aux usines régionales; à l'Est, circule la houille du York- shire. Ici, comme autour de Birmingham, peu de transit, de trans* ports à longue distance.

NAVIGATlOiN INTÉHIKURK EN GRA.NDE-BllF/rAGNE. il

Les autres voies navigables. Entre Londres et Bristol, entre la Tamise et la Severn, la carte indique des communications par eau. En réalité, le trafic existe à peine. Sur la Tamise, les dimensions des écluses varient; en amont de Reading, il faudrait de grands travaux pour permettre la navij^ation. La Tamise est unie à la Severn j)ar deux canaux :

10 Le Thames and Severn Canal, 48 km., 44 écluses, 1 tunnel qui perd de l'eau par le fond, et qui, en fait, est abandonné;

Le Kennet and Avon Canal, propriété du Great Western Railway (138 km. et 106 écluses), très peu profond, ne permettant que des charges de 25 à 30 t., tombé de 360160 t., en 1848, à 63 979 t., en 1905.

En Ecosse, la seule voie qui concerne la navigation intérieure, la Forth and Clyde Navigation, unit, sur la carte, la région d'Edimbourg à celle de Glasgow. Or elle appartient, depuis 1867, au Caledonian Rail- way. De plus, elle présente bien, entre Grangemouth et Bowling, de bonnes dimensions, avec un tirant d'eau de ^'"jOo. Malheureusement, le Monkland Canal, qui l'unit à Glasgow, et l'Union Canal, qui la joint à Edimbourg, sont tous deux de très faibles dimensions. Voilà donc une voie isolée, « en l'air », oh le trafic a baissé de 3 millions de t., en 1867, à 1 million, en 1905.

11 est à peine nécessaire de parler des voies navigables de l'Est, dans le bassin de la Nen et de l'Ouse, construites pour le drainage; elles gardent encore de primitifs procédés de circulation : dans les Bedford Levels, les chevaux halant les bateaux doivent être entraînés à sauter les haies qui s'avancent jusqu'au bord de l'eau. Ces Pays-Bas anglais, si semblables à la Hollande, conviendraient bien aux commu- nications par eau; mais nulle part ne se rencontre un plus inextri- cable système d'administrations. Au reste, sur TOuse, de Bedford à Holywell, la navigation appartient à un particulier qui a purement et simplement clos le trafic, en 1897.

La nature du trafic. De toutes ces imperfections, de tous ces inconvénients il résulte que la navigation intérieure de la Grande- Bretagne se caractérise par la faiblesse du trafic à longue distance et la prédominance du trafic local, qui naît sur la ligne et n'en sort pas. Sur le Grand Junction Canal, la masse du trafic se fait aux approches de Londres. Sur le Leeds and Liverpool Canal (2 467 827 t. en 1905), le trafic entre Leeds et Liverpool et vice versa ne dépasse pas 13 192 t. Le trafic à longue distance se fait par rail ou par mer; sur les canaux, les transports dépassent rarement une distance de 80 km.

Ce que transportent les voies navigables sur ces courtes dislances, ce sont avant tout des matières lourdes : houille, minerai de fer, fonte , matériaux de construction et d'empierrement, sable, gravier, argile, ordures urbaines, etc. Certaines voies possèdent un trafic

i8 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

particulier : ainsi la Weaver sert au transport du sel et des produits chimiques; le Trent andMersey Canal, aux matières premières et aux produits du district des Potteries. Dans le Lancashire et le Yorkshire, les voies d'eau transportent parfois de la laine et du coton. Mais c'est la houille qui constitue la grande masse des chargements : en 1905, elle représentait 87 p. 100 du tonnage sur le Manchester, Bolton and Burj^ Canal; 68, sur l'Aire and Calder; 58, sur le Sheffield and South Yorkshire; 51, sur le Leeds and Liverpool; 50, sur le Birmingham Canal; 42, sur l'Ashton Canal, etc.

Contrairement à certains canaux belges, français et allemands, les voies navigables anglaises, si l'on excepte les grains étrangers, transportent très peu de produits agricoles. Le Grand Junction Canal, qui traverse de riches campagnes, n'a reçu, en 1905, sur 1 7 94 233 t., que 5 812 t. de grains, de paille, de foin et de pommes de terre; il est vrai qu'il a transporté 167 693 t. d'engrais provenant des ordures urbaines. Cette faible proportion de transports agricoles tient, d'abord, à ce que, le long des canaux, par suite du manque de hangars, la ma- nutention des denrées agricoles est beaucoup plus difficile que dans les gares de chemin de fer ; ensuite, à ce que tout le Centre anglais, pays de pâture, produit surtout du bétail, du lait et du beurre, mar- chandises pour lesquelles le canal est trop lent, et qui préfèrent la voie ferrée.

III. LES PROJETS d'amélioration.

Depuis longtemps, cette situation de la navigation intérieure inquiète certaines industries anglaises. La métallurgie des Midlands, en particulier, commence à réclamer des transports intérieurs à bon marché, qui lui permettent de diminuer ses frais et de lutter contre la concurrence étrangère. Chaque jour, s'accroît la quantité de minerai de fer qu'elle achète à l'étranger; au lieu d'avoir sous la main toute sa matière première, elle est devenue tributaire de l'Espagne et de la Suède ; elle perd peu à peu les avantages naturels qui lirent sa puis- sance et se trouve en infériorité vis-à-vis de ses rivales établies sur la côte ou bien, à l'étranger, près du Rhin. Déjà, certaines usines des environs de Birmingham ont émigré vers le Sud du Pays de Galles, vers le Lancashire, vers le Northumberland, à proximité des ports; déjà, l'on parle de ce déplacement comme du début d'un grand exode, qui dépeuplerait le Centre au protit des côtes.

Le moyen d'empêcher cette profonde révolution, c'est de con- struire des canaux qui mettr.iient les Midlands à portée de la mer. Un canal bien conçu offre à l'industrie plus d'avantages que la côte : sur une côte, il ne peut y avoir que quelques points se chargent et déchargent les marchandises, que quelques ports très bien

NAVIGATION INTh^HIEIIRK ES GKANDE-BRKTAGNK. 4î)

outillés; encore leur entretien coûte-t-il très cher; encore faudrait-il dépenser gros pour acquérir, tout près de ces ports, les terrains nécessaires à la construction des usines et au logennent des ouvriers; au contraire, on peut utiliser un canal d'un bout à l'autre.

Aussi la navigation intérieure, si longtemps délaissée, entre- t-elle chaque jour davantage dans les préoccupations de l'opinion publique. En 1900, les Chambres de Commerce réclamèrent une Com- mission Royale d'enquête; des bills furent déposés en 1904, 1905, 1906; enfin, le 5 mars 1906, fut constituée une grande Commission, qui vient d'achever ses travaux, de publier douze volumes de résultats et de proposer un plan d'amélioration.

Elle constate qu'il existe en Grande-Bretagne deux principaux systèmes de navigation intérieure : l'un orienté du Sud-Est et du Sud- Ouest vers le Nord-Ouest et le Nord-Est, ayant son centre à Birming- ham et communiquant avec les quatre estuaires de la Tamise, de la Severn, de la Mersey et du Humber; l'autre orienté E-W, entre le Yorkshire et le Lancashire. Tout l'effort des ingénieurs doit porter sur ces deux systèmes et, en particulier, sur le système des Midlands, qui représente une longueur de 1 742 km. et un trafic de 16 604 399 t. On donnera les mêmes dimensions aux quatre grandes voies qui se croisent près de Birmingham et se dirigent respectivement vers Londres, vers le Humber par la Trent, vers la Mersey et vers la Severn. Y admettre des bateaux de 600 t. comme en Allemagne, ce serait exagéré. La solution pratique est de choisir entre le tonnage 300, comme en France, et le tonnage 100, comme le proposent cer- tains experts anglais. La Commission prévoit, pour l'amélioration du système des Quatre Routes (r/ie C7'oss), une dépense de £ î24 513 8^^3 ou de £ 13 393 483, suivant qu'on adoptera le tonnage 300 ou le ton- nage 100. Enfin, il sera nécessaire de mettre fin à la multiplicité des administrations, d'englober toutes ces voies navigables sous la môme autorité et de créer un Watervvay Board.

A. Demangeon,

Maître de conférences do Géographie à la Sorbonne

ANN. DE GÉOG. XXI' ANNÉE.

50 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

LE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE DE LA SERBIE

En dépit des obstacles naturels et des difficultés politiques, la Serbie, depuis une dizaine d'années, progresse rapidement.

Petit pays, coupé de la mer, incapable de se consacrer tout entier à sa transformation intérieure, mais sans cesse obligé de songer au problème national, non résolu, la Serbie, au début de ce siècle, voyait encore sa situation aggravée du fait de l'instabilité politique intérieure, de l'insuffisance et de la méfiance des capitaux. Surtout, inclinée toute vers le Nord et impuissante à réagir, elle vivait dans une dépendance étroite vis-à-vis de la monarchie austro-hongroise, qui écoulait chez elle ses produits fabriqués, pour en tirer toutes les denrées agricoles aux conditions de son choix : la part moyenne de l'Autriche-Hongrie dans le total des exportations était de 90 p. 100; des importations, (iO p. 100.

Aujourd'hui, la situation se présente profondément transformée : le changement de dynastie, le retour du calme et de la confiance au dedans, l'émancipation politique, puis économique de la tutelle autrichienne, le surcroît dactivité provoqué par la crise de l'annexion de la Bosnie-Herzégovine, l'afllux des capitaux, la multiplication des entreprises, la construction de tout un réseau de voies nouvelles à l'intérieur, l'ouverture de débouchés nouveaux au dehors, la nais- sance d'une industrie étroitement adaptée à la production et aux besoins du pays : ce sont tous faits nouveaux, dont l'influence ne fait que commencer à se traduire dans ces quelques chiffres. En 1900, le commerce extérieur de la Serbie était de 138 millions de fr. ; en 1910, de ^237 ,S50 000 fr. En 1900, les exportations étaient de ti6 500 000 fr. ; en 1910, de 98 400000 fr.

De tous les pays balkaniques, la Serbie est le seul qui n'ait pas été atteint par l'émigration vers l'Amérique. C'est elle qui, dans la péninsule, a la population la plus dense : 60 hab. au kilomètre carré, d'après le recensement de 1910. Tous ses bras ont pu être ainsi employés à la mise en valeur du sol. Comme les États voisins, la Serbie reste essentiellement un pays agricole; mais, de par son relief, son climatet son peuidement, c'est un pays de petite propriété, aux ressources très variées. Indépendamment de sa production en maïs et en blé, objets presque exclusifs de la culture, la Serbie, acci-

DÉVELOPPEMKNT RCO.NOMIOriE Dhi LA StKBIh:. ;il

dentée, relativement chaude et tiumide, est à la fois le pays des vergers, de la prune surtout, et le seul vrai pays d'élevage de toute la péninsule '.

Des sacrifices considérables ont été laits pour l'éducation au paysan, dans chaque département, dans chaque arrondissement : stations agricoles; exploitations modèles; pépinières et ingénieurs agronomes formés à l'étranger, écoles d'agriculture, spécialisées suivant les régions : dans les riches plaines bordant la Save, Sabac, école proprement agricole; à l'Est, dans les sables du Danube, Bukovo, école de viticulture; au Sud, au pied du massif du Kopaonik, Kraljevo, école pour l'élevage et la culture en montagne; enfin, mise à la portée du paysan d'un crédit plus facile et moins cher : Banque hypothécaire de Belgrade, et surtout Sociétés rurales coopé- ratives; leur nombre, en 1909, s'élevait à 907, dont 615 spécialement affectées au crédit; sur 100 maisons de paysans, 19 font partie de ces Sociétés. En 9 ans, plus de 10 millions ont été prêtés par elles.

Les régions qui se sont développées le plus vite, et déjà la culture offre un aspect très moderne, sont naturellement les plaines au sol riche, aux communications faciles : à l'Ouest, celle de la Save, avec pour centre Sabac, sur la Save, et celle de Valjevo, à la ren- contre de deux lignes de chemin de fer; à l'Est, celles de la basse Morava, avec Pozarevac, directement relié au Danube par voie ferrée, et Smederevo, sur le Danube. La forêt, les communaux ont presque disparu. Les villages respirent l'aisance. Les maisons de paysans s'éclairent de fenêtres plus nombreuses et plus hautes, de tuiles roses, de crépi blanc. Des remises s'élèvent pour les machines agri- coles, dont le nombre et la variété étonnent, si l'on songe à la faible étendue des propriétés. L'agriculture et encore plus l'arboriculture se perfectionnent très vite. Les soins donnés au verger, à la récolte et au séchage des prunes s'inspirent souvent des progrès de la science les plus récents. L'élevage, par contre, reste en arrière. La spécialisation des espèces selon les régions et en vue des différents produits, la sé- lection des individus, l'alimentation rationnelle du bétail sont encore loin d'être pratiquées, ou même soupçonnées par le paysan. Ici néan- moins, en ces dernières années, un progrès se marque également, progrès dérivant, comme plus haut, des exigences mêmes du client étranger : Autriche, Italie, pour le bétail; Allemagne, pour les pruneaux.

1. Production pour l'année :

1900 1909

Qk Ux.

Maïs 4 700 000 8 700 000

Blé 2 200 000 4 400 000

Prunes 3 700 000 5 700 000

o2 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

Le plus grand obstacle qui s'opposait à la meilleure exploitation du sol, à la mise en valeur des grands massifs forestiers, dont la superficie n'est pas encore exactement connue, à l'utilisation de toutes les ressources du pays, était encore l'absence ou l'insufûsance des moyens de communication : chemins en général mauvais, procédés de transport primitifs, très lents, très coûteux; caravanes de chevaux, convois de petits chariots à bœufs. Si l'on considère la longueur des voies ferrées relativement à la population, la Serbie était restée, jus- qu'à ces dernières années, au dernier rang des pays d'Europe : en 1909 elle en avait 678 km., soit S'^'",? par 10 000 hab. (Turquie, t>,8; Bul- garie, i.) Son réseau ferré se réduisait au parcours de la grande ligne de rOrient : Belgrade-Nisch-Constantinople, avec la bifurcation Nisch-Salonique; au Nord, le prolongement sur Smederevo; à l'Ouest, le tronçon de Kragujevac; soit 540 km. à voie normale. De 1889 à 1904, pas un seul kilomètre ne fut construit. Depuis lors, tout un pro- gramme de voies nouvelles a été voté et est aujourd'hui en cours de réalisation. Sur les 95 millions de l'emprunt de 1906, 35 lui ont été affectés, et 56 sur les 150 du dernier emprunt de 1909. Déjà ont été livrées à la circulation : l*' à l'Ouest, les lignes à voie étroite (0'^,16) de Sabac (Save); Loznica (Drina) (60 km.); Zabrezje (Save)-Valjevo (67 km.); Mladenovac (ligne Belgrade-Nisch)-Valjevo ; la ligne de la Morava de l'Ouest, jusqu'à Cacak, et, au printemps prochain, jusqu'à Uzice ; à l'Est, également à voie étroite (0'^,76), la ligne Dubravica (Danube)-Pozarevac (16 km.). A l'Est également, mais à voie nor- male, la ligne Zajecar-Paracin unit directement la région du Timok au cœur de la Serbie. Enfin, à écartement normal aussi, le tronçon serbe du Danube-Adriatique est déjà considérablement avancé. La partie Danube-Zajecar va être terminée, celle Zajecar-Nisch est en voie de construction, et l'étude du tracé Nisch-frontière turque est finie aujourd'hui. Le tronçon serbe achevé (246 km.), c'est déjà la moitié du Danube-Adriatique tel qu'il avait été prévu (520 km.) avant que ne fût décidé le grand crochet au Sud.

La construction de plusieurs autres lignes est également résolue : une entre autres, partant de Belgrade ou d'un autre point du Danube, passant par Pozarevac, Zajecar, pour aboutir au bas Danube, permet- tant ainsi au trafic d'éviter, par la voie la plus courte, le défilé du Danube, aux taxes très élevées, toujours dangereux, et presque un tiers de l'année encore impraticable à la navigation.

Ainsi, au jour très prochain toutc^s ces voies vont être livrées à la circulation, la Serbie, indépendamment de la grande artère qui la traverse du Nord au Sud, sera dotée, d'une part, à l'Est, d'un ensemble de voies normales convergeant vers la région du Timok et du bas Danube, c'est-à-dir(» hors de la portée de l'Autriche, en aval des Portc^s de Fer et sur un fleuve international qui, à cet endroit

DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE DE L\ SERBIE. 53

(Prahovo, très probablement), port<3 déjà les grands vaiss«*aa.\ de mor; d'autre part, à l'Ouest, de toute une série de lignes à voie étroite, qui, débouchant de la Save ou se greffant sur la grande ligne, s'enfoncent dans la direction de la Bosnie, dont les chemins de fer, à voie étroite également, en deux points déjà touchent (Vardiste) ou sont près d'atteindre la frontière (D. ïuzla) : elles seront coupées transversalement par la ligne en construction, Belgrade-Milanovac- Cacak, qui unira directement à la capitale la Sumadja et les pays du Sud.

Actuellement la Serbie possède 934 km. de voies ferrées livrées à la circulation et 365 en voie de construction.

Sur la voie fluviale Save-Danube, la Société de Navigation Serbe, fondée en 1891, après des débuts pénibles, est arrivée à soutenir la concurrence des puissantes Compagnies privilégiées Autrichienne et Hongroise, sans recevoir aucune subvention de l'État. Dès 1905, elle possédait une flotte de 10 vapeurs et de 48 chalands en fer, avec un tonnage total de 236 000 1. Son revenu total pour cette même année s'élevait à 1 600 000 fr., dont plus de 1 million pour les mar- chandises.

En même temps que l'insuffisance des voies de communication» l'autre grand obstacle qui s'opposait au développement du pays était l'absence des capitaux. A la diff'érence de ce qui se passe en Croatie et surtout en Herzégovine (àTrebinjeen particulier), les envois d'Amé- rique ont fait considérablement baisser le taux de l'argent, en Serbie, au contraire, tout récemment encore, ce taux se maintenait au cours moyen de 10 à l*2p. 100. Aussi tous ont faire appel aux capitaux étrangers : l'État, pour son armée et ses chemins de fer; les villes, pour leur assainissement et leur embellissement; les particuliers, industriels, commerçants, pour leurs propres besoins.

L'argent français domine le marché. Tous les derniers grands emprunts ont été émis en France, et tous dans des conditions de plus en plus favorables pour le pays : le cours monte jusqu'à 90, tandis que l'intérêt s'abaisse jusqu'à 4 p. 100. D'autre part, les banques privées à capital étranger, autrichien (Lânderbank) ou hongrois (Andrejevic), se sont vu rapidement distancer par la Banque franco- serbe : fondée depuis un an, elle a déjà mis en circulation dans le pays une dizaine de millions : tout récemment, elle a obtenu l'em- prunt de 25 millions fait par la Ville de Belgrade. Le capital tchèque, si puissant à Vienne et en Bulgarie, s'efforce lui aussi de s'ouvrir un champ d'action en Serbie. Une banque tchèque travaille déjà, et il est maintenant question de fonder une banque italienne. L'atmo- sphère de méfiance créée par l'Autriche autour de la Serbie s'est dissipée. L'argent afflue; l'intérêt abaissé de moitié : 6 à 7 p. 100

54 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

aiijonrd hui. Toutes les ressources du pays vont pouvoir être exploitées.

Déjà l'on assiste à la naissance d'une industrie nationale. Ce mou- vement s'est affirmé surtout au cours des dernières années (1905- 1909), c'est-à-dire pendant la période les relations avec l'Autriche ont été rompues. Mais le pays est petit, la vie urbaine peu déve- loppée, et les besoins forcément limités. D'autre part, le combustible minéral actuellement exploité (146000 1. en 1905)* ne suffit pas encore à couvrir les faibles besoins du pays : en 1909, l'importation était de 30000 t.; l'exportation, de 10000 t. L'énergie hydro-électrique commence seulement à être utilisée dans les régions montagneuses du Sud : Nisch, Leskovac, Uzice.

Les vieilles régions minières du Centre (Rudnik), du Sud (Ko- paonik), de l'Ouest (Krupanj), plomb, argent, fer, cuivre, sont presque entièrement délaissées aujourd'hui. Toute l'activité semble s'être concentrée dans le Nord-Est du pays, dans la zone éruptive à la limite du Balkan et des Karpates Méridionales (fer, or, cuivre), dans la vallée du Pek, avec Kucajna, Neresnica, Majdan Pek, se trouve une compagnie belge, mais surtout dans les mines de Bor au Nord- Ouest de Zajecar, entreprise française remarquablement prospère : le cuivre en est d'une pureté extraordinaire (97 p. 100); la production en 1910 a été de 5 046 t.; cette mine occupe environ 1200 ouvriers. Le bénéfice net pour l'exercice 1909-1910 a été de 2 millions et demi de fr.; l'action émise à 500 fr. en vaut aujourd'hui 4 500. La Serbie qui, en 1900, produisait du cuivre pour 475 500 fr., en a produit en 1907 pour 5 763000 fr.

Pour les industries agricoles ^ ou répondant aux besoins de la consommation locale ', la plupart sont nées surtout de la situation nouvelle créée par la rupture des relations avec l'Autriche. Leur ré- partition géographique témoigne de l'importance capitale des voies de communication en ce pays. Il n'y a pas de région à vraiment parler industrielle. Toutes ces industries s'échelonnent oubienle long de la voie fluviale Save-Danube, ou bien le long de la grande voie ferrée, unique jusqu'alors : Belgrade-Nisch-frontière turco-bulgare.

Belgrade, la capitale, ville de 90000 hab., au point de rencontre des deux fleuves et de la voie ferrée, possède déjà deux grands fau-

1. Houille liasi(iun de Dobra, sur le Danube, et de Vrska Cuka, près Zajecar : charbon brun de Senje; li^^niles en bordure des anciens grands bassins néogènes.

2. Minoterie : aujourd'hui, la Serbie non seulement se suffit en farine, mais elle exporte de plus en plus ; vn 1!»00, lilo iOO kgr. : en 1909, 1198200, en particulier sur la Tuniuie. Marmelade et cau-de-vie de |)runes. Industries textiles. Mais surtout industrie de la viande et des produits animaux (salaisons, saucissons, graisse, peaux).

3. Raffineries, verreries, brasseries, fabriques de machines, etc.

DÉVELOPPEMKNT l'^ONOMIOUK DE I.A SEllBIK. -^.H

bourgs industriels. Le premier longe la Save; à signaler: une ratd- nerie de sucre (compagnie allemande de Katisbonnej qui a entraîné dans la région la culture de la betterave et qui suffit déjà aux besoins du pays, on songe à une seconde raffinerie, tchèque, et à l'expor- tation vers le Sud; des chantiers de construction; une brasserie; divers établissements métallurgiques; l'usine des tabacs, etc. L'autre longe le Danube : filature, fabriques de tricot, de drap, de vernis, bri- queteries, scierie, abattoirs, etc.

Le long de la voie fluviale Save-Danube, à la frontière septentrio- nale de la Serbie, les grands moulins et scieries à vapeur sont seuls représentés : arrivent les convois de grains venus de l'intérieur et les trains de bois flottés par la Drina (Mitrovica, Sabac, Obrenovac, Smederevo). Le long de la voie ferrée s'alignent en général les diverses industries de type purement agricole : abattoirs et fabriques de salaisons (Mladenovac, Velika Plana, Paraéin) minoteries (Kragu- jevac, Nisch). Lapovo est le centre de la Société Séricicole Serbe qui travaille dans le pays avec 1 500 000 fr. d'argent français fourni par une maison de Lyon. Au Sud, Leskovac, centre de la culture du chanvre, est devenu rapidement un petit foyer d'industrie spécialisé dans le travail de ce textile (rouissage, corderie, tissage). L'exportation en Turquie pour 1909 a atteint environ 1500 000 fr. Pirot s'efforce de donner une impulsion nouvelle à la vieille industrie des tapis, qui est en relation étroite avec l'élevage du mouton dans celte région calcaire.

Toute l'activité commerciale de la Serbie est dirigée aujourd'hui dans le sens du méridien. De l'ancien commerce vers la Bosnie et la côte dalmate, si florissant au Moyen Age, il ne subsiste rien. La fron- tière de Bosnie est rigoureusement fermée. Vers l'Est, d'autre part, les efforts multipliés en vue d'une union, ou tout au moins d'un rap- prochement économique serbo-bulgare sont jusqu'ici restés sans etïet, bien que l'idée fasse du chemin chaque jour. Le grand sillon qui tra- verse la Serbie du Nord au Sud canalise son activité vers les États de l'Europe Centrale à population dense, au type industriel accusé, ache- teurs naturels de ses produits agricoles, et en même temps vers les mers du Sud (golfes de Salonique et du Drin), vers les pays médi- terranéens au climat chaud et sec, l'herbe manque, clients tout désignés pour le bétail serbe : la Turquie, la Grèce achètent de préfé- rence moutons et chèvres; l'Egypte, les bœufs de petite race; Malte et l'Italie, le gros bétail. La Serbie s'est tournée de ce coté tandis que sa frontière se fermait au Nord; elle eut alors, en 1905-1910, à traverser une crise très grave. Les relations normales ont repris au début de l'année 1911 (l 1/^24 janvier), à la demande de l'Autriche qui paye les frais de la guerre : car son rôle de courtier a presque

56

GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

cessé et tout ce qu'elle a perdu, c'est l'Allemagne qui l'a gagné*. Avec rachèvement du Danube-Adriatique, la Serbie sera pourvue d'une nouvelle fenêtre sur la mer et les pays méditerranéens, faible compensation sans doute à l'annexion des deux Provinces, mais condition des plus nécessaires pourtant au maintien de son indépen- dance et à la sécurité de son développement économique.

Gaston Gravier.

1. Voir : Gaston Gravier, L'émancipation économique de la Serbie [Bull. Soc. Géog. Comm. Paris, XXXIIT, juin 1911, p. 417-431).

bi

CONTRIBUTION A LA CARTOGRAPHIE DU CONGO FRANÇAIS

RÉGION DU Stanley Pool

(Carte, Pl. i)

Les travaux de topographie entrepris depuis quelques années pour l'établissement de la carte congolaise présentent surtout un caractère de synthèse générale, d'étude d'ensemble du terrain à grande échelle : la Mission Gendron (1899), le D^ Cureau (de 1900 à 1904), et, en 1910, la Carte à 1 : 1000000 dressée par G. Delingette et publiée parle Service Géographique de l'Afrique Équatoriale Française^ ont fourni déjà un certain nombre de points déterminés soit le long du Congo, soit dans Tintérieur du pays, du bassin de l'Ogooué à la haute Sangha et au Chari. Mais ces déterminations astronomiques - sont très distantes les unes des autres et ne peuvent servir qu'à donner une représentation de cet immense pays que forme la qua- druple colonie de l'Afrique Équatoriale Française.

11 semble donc que ce soit faire œuvre utile que de préciser les détails de cette topographie. Tel a été le mobile qui m'a poussé à apporter une petite contribution à la connaissance du pays j'ai vécu depuis huit ans et à réunir sur une carte (pl. i) toute la série d'itinéraires que j'ai relevés sur un rayon d'environ 100 km. au Nord-Est, au Nord et à l'Ouest de la région de Brazzaville.

11 s'agit dans cette carte de la région la plus immédiatement voi- sine de Brazzaville, sur la rive droite du Congo ^. Les limites sont déterminées : à l'Est et au Nord-Est, par le Stanley Pool et l'île française de Bamou, prolongés par la partie inférieure de ce qu'on appelle le « canal » jusqu'à Issourou, puis le Plateau Batéké; au Nord, par le cours supérieur de la Louna, affluent de laLélini, et celui de la

1. Service Géographique de l'Afrique Équatoriale Française, Carte générale de l'Afrique Équatoriale Française... 5 feuilles à 1 : lOOOOOÔ. Paris, A. Challamel, 4 fr. chaque. Les feuilles I, II et III, datées 1910, ont été signalées dans la A'A'° Bibliographie 1910, n"> 921. La région étudiée ici est figurée sur la feuille IV Gabon et Moyen Congo », 1911).

2. Gouvernement [général] de l'Afrique Équatoriale Française, Catalogue des positions astronomiques admises provisoirement par le Service Géographique de l'A. E. F. [signé : G. Bruel, chef du Service Géographique]. Paris, A. Challamel, 1911. In-8, 52 p. 2 fr.

3. Cette carte a servi à M' l'ingénieur Devès, de la Mission Bel, et a été mise sous les yeux de M' l'Administrateur Iîruel, à Brazzaville.

58 Gr/JGRÂPHIE RËGIONALE.

Likouaan, sous- affluent du Djoué; à l'Ouest et au Sud-Ouest, par le cours du Djoué, jusqu'à ses embouchures au niveau de la cataracte de Kintamo. Une pointe Nord-Ouest nous mènera à la ligne de faite qui sépare les bassins du Congo et du Niari-Kouilou. Cette région s'étend entre 12°20' et 13°25' long. E Paris, 3°10' et AHO' lat. S; elle couvre une superficie d'environ 10 000 kmq.

I. CONSTRUCTION DE LA CARTE.

Les levés d'itinéraires ont été exécutés pendant les années 1907, 1908, 1909, 1910. Les instruments employés ont été, pour les orien- tements, une boussole-alidade à pinnule Peigné, modèle de l'Armée, et, pour la mesure des altitudes, trois baromètres anéroïdes, un de 0'°,04, deux de 0'",05 de diamètre. Le point de départ pour la mesure des altitudes a été le sommet de la colline de la Mission Catholique, à Brazzaville, déterminé antérieurement à 330 m. Chaque itinéraire a été parcouru trois fois, afin de réduire autant que possible les erreurs provenant des observations. Chaque polygone fermé était compensé au retour, et c'est avec la position moyenne adoptée pour chaque station qu'ont été fixés les différents itinéraires.

Quant à !a mesure des distances, l'opérateur avait étalonné son pas à raison de 670 doubles pas par kilomètre, et, en dehors des mesures au pas compté, avait estimé que, en terrain plat ou en pente douce, la moyenne de la marche était de 1 kilomètre en 12 minutes. C'est de cette estimation des distances d'après le temps employé à les parcourir qu'il s'est servi au bout de quelques mois. Quant aux parties en pente de l'itinéraire, la boussole à pinnule indiquant l'inclinaison de chaque section, elles étaient estimées en temps à raison de 13, 14 ou 15 minutes par kilomètre à la montée, en partant de cette obser- vation que le kilomètre avec une pente de 20 p. 100, fréquente en ces régions accidentées, était parcouru en 15 minutes.

Voici, année par année, les dates des différentes portions du levé. En 1907 et 1908 furent exécutés une série de cheminements déclinés, au Nord-Ouest, au Nord et au Nord-Est de Brazzaville, dans un rayon de 35 km. environ, en prenant pour limites les rivières Djouali,Itatolo et Djili. Le point de départ était le clocher de la cathédrale de Brazza- ville, et c'est sur ce même point que venait se fermer chaque itiné- raire. Dans ces limites furent placés aussi exactement que possible les points principaux, et en particulier la position du sommet des trois collines de Ndouo (450 m.), de Tsaba (560 m.), d'Idjuaïmouko (550 m.), déterminées par une série de cheminements qui étaient ensuite com- pensés avec soin. Ces 3 points, ainsi fixés avec une précision plus grande, et le point de départ (la Mission Catholique) fournissaient les quatre points principaux d'un canevas élémentaire. Comme ces trois

CONTRIBUTION A LA CARTOGRAPHIE DU CONGO FRANÇAIS, o!^

sommets dominent la steppe environnante et que l'on a vu^; de l'un sur les autres, ils furent pris comme points d'attache d'une série de polygones plus petits. Chacun de ces itinéraires de détail, qui avait pour point de départ et d'arrivée un des quatre points du canevas, entrait dans le levé après avoir été soumis à la compensation gra- phique de l'erreur de fermeture.

En 1909 furent effectués, en suivant les mêmes procédés, de plus longs itinéraires, le long du Djoué, puis au Nord vers le plateau de Boulankyo et sur les bords escarpés du Pool, et en prenant comme points de départ Tsaba et Idjuaïmouko, précédemment fixés. Des col- lines plus élevées dominent toute la vallée du haut Djouali, ainsi que les hautes plaines voisines, tel le mont Poulilou (680 m.), à la source du Djoulou, et Ulnkaraga, promontoire avancé du plateau Batéké. Comme les marchés indigènes sont généralement placés sur ces hauteurs à proximité des villages (Boukouéo, 648 m. ; Moutampa, 600 m.; Boudzouga, 620 m.) et, selon les coutumes du pays, ne changent jamais de site, ils furent fixés, par intersection ou par recoupement et par visées directes et inverses, et vinrent s'inter- caler entre les mailles des itinéraires.

Du commencement de 1910 date l'itinéraire fermé longeant, sur la rive droite du haut Djoué, la rivière Loukiri jusqu'à la ligne des crêtes qui sépare les bassins du Congo et du Niari-Kouilou, par la Djouéké, dans les premières hauteurs des Monts de Cristal, et la région du Boulantangou, pour redescendre le long du Djoulou et la région minière de Renéville jusqu'au marché de Makouala. A la même époque furent établis les deux itinéraires principaux, le chemin de Brazzaville à Boulankyo, en passant par la vallée du Nkoué et les hauteurs de la Likouaan, puis celui de Boulankyo et du Mpoumou, en revenant par les bords du « Canal >•> et du Stanley Pool.

En résumé, cet ensemble de levés topographiques s'appuie sur '2'i points déterminés aussi soigneusement que possible, autour des- quels s'ordonnent, région par région, les cheminements partiels.

Les minutes furent dressées, pour tous les levés, à l'échelle uni- forme de 1 : 50 000, et réduites ensuite par nous à 1 : 100 000, pour ne pas donner à l'ensemble de la carte trop d'étendue ^ C'est de cette carte qu'a été tirée la Carte à 1 : 200 000 jointe à cet article.

IL DESCRIPTION RÉGIONALE.

La physionomie du pays ainsi envisagé se présente à nous sous trois aspects assez différents pour être étudiés à part. Car, non seule-

1. J'ai adopté l'orthographe des noms propres selon la langue de la tribu nui domine dans cette région : celle des Batékc. 11 n'y aurait, d'ailleurs, que des ditlé- rences minimes avec les noms donnés par les Balaké ou lîakai et les Bakongo.

(iO GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

ment le relief du sol y dilïere, mais encore l'hydrographie, la végé- tation, les cultures et les productions, le peuplement lui-même. Aussi peut-on le diviser en trois parties : le bassin du Djoué et de ses affluents jusqu'au Boulantangou, qui constitue la portion la plus vaste ; puis le bassin hydrographique formé par les rivières courtes et torrentielles qui se déversent soit dans le Pool, soit dans le « canal »; enfin, le plateau de Boulankyo et du Mpoumou, ou plateau Batéké.

Bassin du Djoué. Depuis les hautes collines du Boulantangou, qui forment la ligne de partage des eaux du Congo et du Kouilou, naissent, outre le Djoué, la Loukiri et le Djoulou, ses affluents principaux de la rive droite, jusqu'aux embouchures du Djoué dans le Congo près de Brazzaville, il y a une différence de niveau de plus de 300 m. Le relief est assez uniforme dans l'ensemble. C'est une longue pente, descendant par degrés de 680 m. à 3i0 m., interrompue par les vallées des affluents du Djoué, les seuils intermédiaires for- mant des alignements de reliefs orientés NE-SW généralement dénudés. Les points les plus en vedette ont servi, dans l'établisse- ment de la Carte, de points de visée ou d'intersection. On a pu édifier depuis Brazzaville jusqu'au Boulantangou une assez bonne piste, surtout si on la compare aux sentiers indigènes.

La partie centrale est occupée par la vallée du Djoué. Le Djoué (le « rapide ») est long d'environ 130 km. Il atteint déjà, peu en aval de sa source, une largeur de 15 m. Au passage de Mayama, il en mesure plus de 30. Mais l'allure très rapide de son courant, les seuils fréquents qu'il a à franchir, les rochers qui émergent de son lit y empêchent toute navigation. 11 coule sur un lit de grès siliceux, au milieu duquel affleurent des îlots que la violence du courant érode sans cesse. Le Djoué se précipite dans le Congo par deux bouches très étroites à la hauteur de la grande cataracte de Kintamo. Son cours inférieur se répand déjà dans la grande dépression des chutes du Congo, qu'il atteint après plusieurs cascades pittoresques. Sa pro- fondeur varie entre 5 et 6 m. aux basses eaux; en temps de crues, il déborde, surtout dans son cours moyen et inférieur, et change ses

La plus grande, on effet, consiste dans la substitution de ïr des Batéké au t des I?akouo, ou de la lettre 1 des Batéké à l'r des Bakouo. Ainsi la rivière que les Batéké appellent Djoaalc est désignée par les Bakouo sous le nom de Djouari, De même Mbori et Mboti, Tiori et Tioté. Bien que les Batéké aient désigné jadis le Congo sous le nom de Ouloumou, encore employé de temps à autre par quelques anciens de la tribu, ce mot est tombé en désuétude depuis l'établissement de la colonie, et a été remplacé dans le langage courant par le mot Nzali, qui veut dire « le lleuve ». Quant à la désignation de la grande île Bamou par le nom de Nkouna, comme on le trouve dans les récits des premiers explorateurs des bords du Pool, malgré des recherches faites près des indigènes, il ne m'a jamais été donné d'en retrouver la trace chez les Batéké de la rive droite.

CONTKIHUTION A LA CAHïOGItAlMIII- DU CONiU) IKAX.iAlS. »;i

rives en marécages; ellos no retrouvont que longtemps après leur assèchement normal. Cependant, môme aux plus hautes eaux, la rivière ne dépasse guère l'étiage de plus do 1"',50.

Malgré le nombre infini de ses détours, malgré sa non-naviga- bilité, le Djoué doit être considéré plutôt comme un centre de relations humaines que comme une frontière. Dans leur nomadisme continuel, les nombreux villages établis sur ses bords passent sans cesse d'une rive à l'autre. On y trouve un grand nombre de pirogues pour les passages, quelques-unes en bois de fer. Ailleurs, on le traverse sur des « indini », ou radeaux indigènes, assez ingénieuse- ment construits. En somme, le Djoué est un lien.

De nombreux affluents viennent le grossir, surtout dans sa partie moyenne : Djouali, Bambouli, Limmée, Nkoué. Ce sont tous des cours d'eau sinueux, aux rives immédiates très basses et bordées de marécages. Leur lit est établi soit sur des grès, comme le Djoué, soit sur du sable parsemé de galets, surtout aux environs des sources, soit sur des argiles ferrugineuses, facilement reconnaissables à leur couleur de rouille, car plusieurs de ces rivières traversent des régions le minerai de fer affleure en maints endroits, comme par exemple la Mbali, au village de Gavouka, ou la Pfouniga^ qui se jette dans le Djoulou. Ils atteignent facilement 12 à 15 m. de large, et 3 à 4 m. de profondeur. Aussi opposent-ils de réels obstacles au chemi- nement dans ces pays. De temps en temps, un pont de lianes est jeté entravers de leurs rives; mais, au bout de trois ou quatre saisons pluvieuses, les lianes pourrissent et se brisent. Plus ordinairement, on immerge, à 0'",50 ou 0^^,60 sous l'eau, un immense tronc d'arbre, et c'est sur ce pont improvisé et dangereux qu'on affronte le courant, en se tenant à une liane qui sert de garde-fou.

Les versants des vallées sont, en général, assez escarpés, mais ils s'élargissent dans leur cours inférieur et se transforment en maré- cages à la saison des pluies. C'est ainsi que le Djouali, dont la vallée, d'abord très profonde et encaissée à la source, s'élargit en aval du Loumou, devient presque inabordable en mars et avril jusqu'à l'em- bouchure. Par endroits, alors, le courant se répand sous la foret dans une série de canaux latéraux, vaseux et profonds^ qui doublent et triplent la largeur de l'espace inondé. A la saison sèche même, le retrait assez lent du trop-plein laisse le sol longtemps encore impré- gné et forme, aux endroits domine le sol argileux, des boues blan- châtres, glissantes et grasses, l'herbe ne pousse qu'avec peine. La Bambouli a le même aspect, mais plus caractérisé encore. Aux envi- rons de la chapelle de Notre-Dame, le marais a pris une grande extension; les grands arbres y ont toutes leurs racines hors de l'eau; c'est un sous-bois infect, d'oii se dégagent les émanations fétides des feuilles en décomposition; le sentier disparaît souvent dans le bour-

62 GÉOGRAPHIE KËGIONALE.

bier. Telle est encore, avec quelques différences, la Limmée; telles encore, plus loin, la Likouaan et la Likouango.

Le Nkoué se distingue un peu des affluents précédents par la cou- leur claire et légèrement blanchâtre de ses eaux, tandis que Djouali, Bambouli, Limmée et Djoué roulent une eau noirâtre, souvent trouble. Il coule dans un thalweg pierreux, ou sur du sable à gros grains reposant sur une couche d'argile. Il est plus poissonneux : les riverains y récoltent la « mbaga », ou herbe à poisson, et y pratiquent la pêche; le marché de Boudzouga est souvent achalandé de poissons frais, ce qu'on ne trouverait pas aussi facilement à Tsaba ou à Boukouéo. Enfin, le Mbali, aux eaux rouges, prend sa source un peu au Nord du village de Gavouka, dans une région ferrugineuse. A fleur du sol, les indigènes viennent ramasser du minerai de fer assez riche, dont ils se servent, en guise de charge, dans leurs fusils à pierre ou à piston, sous le nom de « mahélé ». Il y eut jadis à la source, dans une palmeraie encore debout, un fort village de Batéké réputé au loin, dit-on, pour ses forgerons, qui travaillaient le minerai de fer, peut-être même le cuivre, dont on aurait relevé des traces non loin de là, et s'en forgeaient des couteaux, des haches, des pioches.

Sur la rive droite, la vallée du Loukiri est formée d'un sable très blanc, vivent, tant bien que mal, quelques Graminées maigres, distribuées par touffes. Il trace des méandres plus encaissés que sur la rive gauche du Djoué. Le travail de l'érosion s'y exerce sans doute sur un lit rocheux plus dur : les grès, mêlés de mica, affleurent par gros blocs en plein thalweg. Aussi la Loukiri est-elle la moins maré- cageuse de ces rivières. C'est le chemin indiqué pour les porteurs de caoutchouc venant du district de Pangala.

Le Djoulou présente les mêmes caractères : son nom, qui veut dire « le violent », « le colère », témoigne du bruit qu'il fait sur son fond pierreux. Un peu au Sud du marché indigène de Mpika, il paraît traverser un banc calcaire intercalé dans le grès : les indigènes m'ont rapporté d'un de ses sous-affluents, la Loua, des calcaires blancs qu'ils disent y exister en quantité.

Au point de vue de la végétation, le bassin du Djoué est tout entier compris dans la zone des forêts-galeries. Comme on peut aisé- ment le remarquer sur la Carte, pas une rivière, pas un ruisseau qui n'ait sa forêt. Pour employer l'exacte comparaison de Schweinfurth, « vues du dehors, ces galeries ressemblent à un mur de feuillage ». C'est comme une large bande verte rompant la monotonie de la steppe herbeuse, de la brousse jaunâtre. Quand on est descendu au pied do ce « mur de feuillage », on se le représente aisément comme une triple nef plus ou moins large selon l'importance du cours d'eau, à la frondaison plus épaisse sur les bas-côtés, mais plus élevée en son

CONTKIHUÏION A LA CAIlTOGKAPIlIE DU CONGO FRANÇAIS, t.:^.

milieu, elle domine la rivière. La largeur de ces fon^ts varie, mais ne (lé[)asse jamais 1 km. sur chaque rive. C'est que sont venus se lixer les villages : tout s'y trouve à proximité pour les besoins de la vie. Cette terre d'alluvions et d'humus végétal est la plus propice à la culture du manioc, base de l'alimentation des Noirs. Le petit gibier, facile ;i tuer à la flèche ou au fusil à pierre, y abonde : Pintades, Pigeons verts, Perroquets et mille autres variétés d'oiseaux du pays; les gros Rongeurs et les Singes y vivent aussi nombreux. Malheureu- sement, c'est aussi, surtout sur la rive gauche du Djoué, (juf* régnent la mouche tsé-tsé et la maladie du sommeil. Nombreux sont les villages dont les habitants ont aujourd'hui disparu victimes du fléau. A l'heure actuelle (1910), on peut affirmer qu'il y a peu de villages autour de Brazzaville, sur un rayon de -40 km., l'on ne connaisse un cas de cette maladie*.

En dehors de la forêt-galerie, les sentiers serpentent indéfini- ment à travers la brousse, semée de petits arbres rabougris, des- séchés par le soleil, aux fruits durs comme la pierre, aux formes écornées et irrégulières et, pendant trois mois de l'année, quand est venue la saison sèche, au tronc noirci par les continuels embra- sements des coteaux. Dans cette brousse, on extrait le caoutchouc d'herbes, tige souterraine à rhizomes. Toute la population s'y occupe, sauf à l'époque des plantations. On sépare Técorce, qui renferme le caoutchouc, de la partie ligneuse; puis, après l'avoir pilonnée et en avoir extirpé les fibres, on la fait bouillir dans l'eau durant plusieurs heures; les indigènes en font ensuite des boulettes, qu'ils vendent sur les marchés ou à domicile aux traitants européens.

Le caoutchouc de la brousse et les champs de manioc de la forêt constituent les seules productions de la région, car on peut négliger de mettre en ligne de compte quelques arpents d'Arachides, le petit jardin oii chaque famille plante ses Patates et ses Ignames, quinze ou vingt pieds de Maïs, perdus dans les rameaux tentaculaires

1. Comme la grande forêt équatorlale, dont elle ne semble être que la continua- tion à travers la savane, la galerie forestière est un fouillis de plantes de toute espèce, arbres et lianes, rhizomes souterrains et tiges épiphj-tes, aux feuillages variés, aux dimensions inégales, d'utilité variable, les unes comestibles, les autres nocives. Nombre de Palmiers à huile s'y développent, surtout VElseis ffuineensiSy pour peu que la main de l'homme les dégage de l'enfouissement continuel et de lenchevêtrement des grandes lianes ; puis le Palmier épineux (Raphia\ quelques Fromagers lEriodendron anfractuosiim), des Saucissonniers [Kigelia africana) et diverses essences de bois rouge, jaune ou blanc, qui paraissent être YOldfiedda africajia, le Panda oleosa, le Boi^assus fîabelliformis, dont les racines sont recou- vertes par des Fougères ou par des toutîes d'Ananas, d'Agaves ou de Cactus. Autour des villages poussent les nombreuses variétés de Bananiers, quelques pieds de Ricin commun, le Tabac pour la consommation du chef, le Sagoutier et depuis quelques années les Manguiers, les Orangers et les Mandariniers, le Citron- nier et l'Avocatier, importés par l'Européen, quelques pieds de Piment et d'Oseille sauvage.

64 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

d'un pied de citrouille auprès des cases, tout cela ne se trouvant à peu prés que pour la nourriture de chaque famille.

Bassin du Stanley Pool. La deuxième région caractéristique s'étend sur la rive droite du Stanley Pool, depuis Mpila et la rivière Tciémé, en continuant au Nord-Est sur les bords escarpés du Congo. Elle est bornée au Nord par les à-pic du plateau Batéké.

le Congo, que les Européens ont désigné sous le nom de « canal », à cause de sa largeur (minimum : 2 km.) et de sa direc- tion rectiligne NE-SW, suit une pente très forte ; le courant y est rapide et puissant. Les vapeurs doivent marcher à grande allure pour pouvoir gouverner. Le vent s'y engouffre comme dans un col et soulève des vagues redoutées des pirogues. Des profondeurs inégales et de nombreux rochers déterminent la formation de tourbillons et de contre-courants le long des rives, dans lesquels les petites embar- cations des indigènes sont exposées à sombrer, surtout pendant les tornades.

Les bords du canal sont couverts de forêts. C'est que sont éta- blis les postes à bois, les Européens, Français et Belges, viennent quotidiennement approvisionner leurs steamers en cours de route. Bien que la forêt, ici encore, n'embrasse qu'une étendue peu considé- rable sur la rive, sa physionomie présente plus d'ampleur, plus de variété que dans le bassin du Djoué : les essences forestières n'y sont plus absolument les mêmes, les arbres à larges feuilles y domi- nent, ainsi que les grandes lianes; la hauteur de la voûte forestière augmente : elle se relie déjà au domaine de la grande forêt équato- riale. De plus, elle est riche en gros gibier : Cochons sauvages. Bœufs, Antilopes, Éléphants, Hippopotames.

Ici, l'érosion a puissamment découpé les grés qui bordent le lleuve. De hautes falaises, au pied desquelles coule le courant, y apparaissent aussi éclatantes de blancheur que des calcaires. Elles rappelaient jadis à Stanley les falaises de la côte anglaise, et le nom de Dover Cli/fesi resté à ces parois, qui s'éclairent le matin et le soir, évoquant le souvenir des plus beaux sites d'Europe. Elles sont entail- lées et la continuité de la muraille est interrompue par les vallées des rivières qui y affluent, entre lesquelles elles avancent leurs pro- montoires jusqu'au lit du fleuve. Ces rivières, au nombre de quatorze, dont le débit est relativement considérable mais la longueur res- treinte, se précipitent depuis leur source, élevée parfois de 450 ou 480 m., jusqu'au fleuve, à 340 m., en se creusant une vallée très en- caissée. Les versants presque à pic, dont la dénivellation est de 100 à 150 m., sont parfois recouverts de forêts. Les flancs sont en éboulis perpétuels : à la moindre tornade, ils se désagrègent. Si les pirogues ne peuvent remonter ces rivières, ce n'est pas à cause du manque de

CONTIIIBUTION A LA CAHTOGRAPHIL DL CONGO 1 HA.NÇAIS. 65

tirant d'eau (la profondeur atteint souvent 3 et 4 m. i, mais par suite de la violence du courant et des hautes herbes qui encombrent sans cesse leur lit.

La région a naturellement un peuplement médiocre : dilficultés de créer des sentiers de pénétration, absence de cultures et, avant tout, manque d'air et isolement forcé, autant d'obstacles qui ont empêché les Noirs de se fixer nombreux dans cette région. Quel- ques Bakouo sont venus récemment remplacer les anciens Batéké, (jui sont remontés plus haut : ils trouvent dans les savanes quelques rhizomes de caoutchouc, plantent du manioc pour leur alimentation et pour celle des coupeurs de bois voisins. Entre temps, ils pratiquent la chasse. Cette contrée, en effet, est le principal centre du noma- disme de chasse et de pèche de la région. A la saison sèche, les gens des villages du Djoué et du plateau se construisent des huttes pro- visoires à proximité du caoutchouc et de la rive, et ils s'approvi- sionnent de poisson et de viande fumée.

Les noms indigènes donnés à ces rivières ont tous trait à un souvenir de chasse, quand ce n'est pas à un trait physique. Ainsi la Ballourou se traduirait « celle qui coule trop d'eau »; la IS'gampoui, « la puissante » ; la Lipfoula, u celle qui bruit comme le vent » ; le Djoulou, « le cruel, l'irascible »; le Djili, « le limpide » ; l'Iyami, « le hurleur » ; la Njouampa, « la marmite aux bœufs » ; l'Ingouali, « la riche en oiseaux ».

La grande île française de Bamou, vaste triangle allongé, mesure ^environ 46 km. de tour et couvre une superficie de 80 kmq. La partie occidentale n'est qu'une vaste plage de sable, coupée aux grandes crues par une inûnité de petits canaux et de criques, près desquels s'établissent les pêcheurs noirs et ils fument leur provi- sion de poisson pour l'année. La partie orientale est couverte d'une épaisse foret, gîte habituel des Hippopotames, de quelques Éléphants et des Bœufs sauvages. On ne voit dans Bamou aucune trace de peu- plement. Les essais d'installation par des Européens à la pointe Sud, plus argileuse, parmi les Uorassus du bord, sont demeurés sans résultat.

Il y a encore dans le Pool quelques autres îles de peu d'étendue, toutes inhabitées : ce sont des rochers de grès immergés aux hautes eaux, couverts de maigres herbes, et qui sont autant de récifs à éviter par les navigateurs.

Plateau Batéké. La troisième partie du pays est le large pla- teau qui s'étend au Nord et au Nord-Est des contreforts étudiés plus haut et les surplombe, à 780 m. d'altitude. Il est monotone, à peino ondulé. De loin en loin, de petits bosquets de verdure, comme des oasis.

ANX. DE GÉOG. XX1« ANNÉE. ^,

66 GÉOGRAPHIE RÉGIOiNALE.

abritent chacun leur village de ^0 à 50 cases. Partout ailleurs, ce sont des herbes courtes, maigres, mélangées de rhizomes caoutchou- tifères, parsemées de quelques pruniers sauvages, que la rosée ou le brouillard du matin viennent seuls rafraîchir à la saison sèche. Pas un seul arbre dans toute cette plaine.

Le sous-sol n'est qu'un vaste réservoir d'eau, sans doute, puisque des tlancs du plateau jaillissent les sources de toutes les rivières dont nous avons parlé. Mais, pour l'obtenir, il faudrait percer l'épaisse couche de sable qui recouvre les couches pierreuses, et l'indigène se contente, pendant la ?aison chaude et humide, de boire l'eau des pluies, qu'il recueille dans de grands vases d'argile, au bord du toit de chaume de sa case enfumée; pendant la saison sèche, il s'appro- visionne d'eau bourbeuse dans des cavités naturelles à proximité des villages, sortes de citernes à parois pierreuses qu'il a un peu approfondies.

Le plateau peut se diviser en deux régions :

Le plateau de Boulankyo, qu'on pourrait traduire « le village du Mont », avec ses huit bosquets et ses huit villages de Boulankyo, de Dzili, de Bissiéo, de Ngouomé, de Ngambie, d'Ilaan, de Ntiéné, d'Oka, le terrain est assez ondulé, avec des vallons profonds de 10 à 15 ni., qui ressemblent à d'anciens lits de rivières, orientés E-W. 11 faut remarquer le parti qu'ont su tirer d'un pays sans eaux courantes et sans eaux jaillissantes des groupements indigènes attachés au sol qui les vit naître.

Le plateau du Mpoumou (ou « plaine du tabac ») ne présente plus d'ondulations : il n'y a pas 2 m. de différence de niveau sur toute son étendue beaucoup plusvaste, puisqu'il dépasse Mbé, la résidence du Makoko, à quatre journées au Nord-Est. C'est le pays des arachides et des champs de manioc hors de forêt; c'est aussi le pays de culture du tabac : ses habitants en ont même reçu le nom de Bawou- mou (fumeurs). Le sous-sol, ici argileux, laisse difficilement filtrer l'eau des grandes pluies de la saison chaude; aussi, au bout de trois ou quatre semaines, vers la mi-novembre, le désert s'est trans- formé en un immense marécage : le sentier serpente alors autour des moindres ondulations pour éviter le marais. Au début de la saison sèche, l'humidité gagne les premières couches atmosphériques, et un épais et froid brouillard ne cesse pendant des journées entières d'intercepter les rayons du soleil. Pendant cette saison, les indigènes s'eiiferment pendant tout le jour autour de leur foyer, pour y ra- conter des histoires de leur folk-lore ou discuter les palabres récentes. Les plus vaillants seuls parlent ensuite pour la chasse de l'éléphant, des fauves, lions et léopards, ou des antilopes. C*est\ l'époque des "•rands incendies de la brousse. Quand le vent souffle dans la bonne direction, la moindre étincelle suffit pour embraser jusqu'à

COXTIUBLTION A LA CAKTOdRAPIIlE DC CONGO FRANÇAIS. ^'>1

perle do vue ces espaces herbeux desséchés; on préserve seulement ({uelques coins pousse l'herbe à toiture. Etendant ce nettoyage du pays par le feu, tous les rongeurs, petits ou gros, qui grouillaient dans les plaines, ont été capturés par les femmes et les enfants, fumés méthodiquement en plein air et gardés dans le fond des cases, enfilés quatre à quatre sur des bâtonnets. Ils se conservent ainsi plu- sieurs semaines et forment la première réserve de viande pour les jours de chasse infructueuse ou de mauvais temps.

III. LES IIAHITANTS.

Laissant de coté la population actuelle de Brazzaville, formée d'éléments hétérogènes, toutes les tribus du Congo sont représen- tées, nous ne parlerons ici que des deux tribus aborigènes : les Batéké (ou mieux les Batégué) et les Balali, comme on les appelle impropre- ment, que nous désignerons sous leur nom véritable de Bakouo.

Si l'on s'en rapportait uniquement au nombre des villages, on devrait donner actuellement, dans la région du Stanley Pool, la priorité aux Bakouo. J'y ai compté, en effet, 171 villages bakouo contre 87 batéké. Cependant, il est incontestable que l'élément Moutéké (singulier du pluriel Batéké) domine comme considération, comme autorité, comme langue. Il s'agit, bien entendu, du point de vue des indigènes dans leur relations réciproques. Tous les Bakouo de la région comprennent et parlent la langue des Batéké; ceux-ci, au contraire, ignorent la langue Moukouo et dédaignent de la parler. Un Moutéké s'établira bon lui semble, près d'un Moukouo s'il le veut, sans rien demander; le Moukouo qui désirera s'établir près d'un Moutéké viendra auparavant faire la palabre et payer le droit d'installation. Mais il est rare qu'un groupe de Batéké n'ait pas comme voisin un groupe de Bakouo, tant ces deux tribus paraissent avoir besoin l'une de l'autre pour subsister.

Ainsi, les premiers occupent seuls tout le plateau, du Boulankyo au Mpoumou. Ils s'y tiennent sur la hauteur : peu leur importe que l'eau manque. Les seconds sont dans la même région, mais plus près de l'eau, dans toutes les vallées voisines, celle de la Marie, celle de la Likouaan et celle de la Louna. Sur tous les points les plus im- portants, comme aux passages des rivières principales, vous trouvez les i)remiers, et près d'eux les seconds, mais au niveau inférieur. On trouve les Batéké sur le Pool, abondent les Hippopotames, à Nô, à Intélé, à Mpila, sur les chutes à Mbama; aux ponts jetés sur le Djili, à Manyanga, à Manouana, à Ngambara; au meilleur pont du Djouali, à Moupou; aux gisements de fer, à Ndoura, à Inlami; au passage du ^'koué, à Ngambara, etc.; mais toujours environnés de Bakouo avec lesquels ils tra(i([uent.

68 GÉOGRAPHIE RÉGIONALE.

Le Moukouo affeclionne surtout le bas des vallées, caché derrière la forêt, sa nature, plus timide, plus craintive, a besoin de se dérober : le marigot ne l'arrête pas; je dirai même que, au contraire, il établit souvent son village au bord d'un marécage. De l'eau à boire, de la forêt à débrousser, une vie cachée au grand trafic, avec un petit sentier dérobé pour pouvoir se sauver en cas d'alerte, telle paraît être sa devise. Le Moutéké, au contraire, aime à voir de loin. Il édifie généralement son village sur un monticule, près de la forêt aussi, il est vrai, car il en a besoin pour vivre. S'il s'établit dans une gorge, comme par exemple à Ndouo, c'est de façon à toujours sur- veiller le chemin. Il a horreur des marigots, à moins que le gibier n'y abonde. De l'air et de la viande, voilà ce qu'il aime avant tout. S'il plante, ce n'est pas en vue du commerce, mais pour sa consom- mation personnelle. Dans le Mpoumou, un essai de culture d'arachides n'a abouti qu'à empêcher les Batéké de cultiver le manioc : les arachides leur en tiennent lieu, d'autant qu'ils n'ont pas la quantité suffisante d'eau courante pour faire pourrir le manioc, opération nécessaire, qui en détruit les principes vénéneux; une culture n'a remplacé l'autre que pour les besoins individuels. Par contre, les Bakouo ont de grandes plantations de manioc, dont ils aiment à faire le commerce. Ils cultivent les palmeraies et savent extraire de YElœis le vin et l'huile.

C'est dans leur région, principalement dans le bassin du Djoué, que se tiennent les marchés de Moukila, de Mpika, d'Okoyo, de Nkoï, qui reviennent tous les quatre jours et ne sont espacés que de trois en trois heures de marche environ. Sans doute, les Batéké partici- pent aussi à ces « assises » du pays; ils ont également leurs marchés, tous les quatre jours : Tsaba, Mpika, Boukouéo et Boudzouga, Mou- tampa et Mafiou, ou Alafizou, sont des marchés d'origine Moutéké (par exception, Tsaba n'a lieu que tous les huit jours); les Batéké y viennent vendre les produits de leur chasse et acheter le vin de palme. Mais tout le petit trafic est opéré par les femmes Bakouo, que la « bonne forêt » a enrichies de petits fruits, de légumes, d'ananas, de bananes, de patates douces, d'ignames, de maïs et sur- tout de manioc. Ce sont aussi les femmes Bakouo qui vendent les nattes, dont on fait en Afrique un si grand usage. Les Batéké se pro- mènent sur le marché avec des airs plus importants, offrant les uns (les (juartiers de bœuf sauvage, d'éléphant ou d'hippopotame fumé; d'autres, une ou deux pièces d'étoffe achetées à Brazzaville ; d'autres (mcore débitant un sac de sel ou vendant subrepticement poudre et capsules venant on ne sait d'où. Ils ont l'air de marchands de demi- gros, tandis que les Bakouo s'arrangent du détail.

La distinction ((u'on a faire au sujet de la diversité d'instinct mercantile (Mitre ces deux tribus résulte du fond de leur caractère.

CONTKIBUTlOiN A LA CARTOliRAPHIK DL CONGO FRANÇAIS. 69

Les Batéké sont incontestablement les plus liers, les plus céré- monieux, les plus pointilleux, les plus intelligents aussi, lis sont plus « palabreurs » ; avec eux, on obtient plus par la discussion que par la violence. Jadis, ils étaient les maîtres incontestés de tout le Pool. Avant l'arrivée des blancs, leur commerce était concentré dans le petit golfe est actuellement Brazzaville. Depuis, tout en se montrant généralement accueillants pour les Européens, ils ont pré- féré se retirer plutôt que de se soumettre. Leur nomadisme, depuis quelques années surtout, avec leur tendance à remonter sur le Nord et l'Est, a donc autant pour cause déterminante l'horreur du travail de portage ou d'atelier que le grand principe inconscient de la marche continue des peuplades africaines vers la grande forêt équa- toriale à l'Est. Beaucoup de Batéké, en effet, ont repassé le Djoué, sont retournés vers leurs congénères du haut Niari, vers l'Ouest, au lieu de suivre la direction générale vers Mbé ou la Léfini.

Les Bakouo sont plus petits de taille, mais plus corpulents. L'ha- bitude du portage sur la tête leur enfonce souvent d'une façon exagé- rée le cou dans les épaules, mais on les voit rarement ployer sous le faix. Une charge normale de 25 à 30 kgr. leur laisse, comme on l'a écrit au sujet d'autres porteurs noirs, « l'attitude verticale de caria- tides vivantes ». Ils acceptent volontiers de travailler avec l'Européen et s'assimilent facilement nos coutumes et habitudes. Aussi consti- tuent-ils la main-d'œuvre actuelle de Brazzaville : le marché n'y est achalandé que par eux ; ils y apportent régulièrement des « chikouan- gues », ou pains de manioc, du maïs, des patates, des poules et des canards, quelques cabris et porcs indigènes. Chez eux, on trouve déjà des meubles grossièrement construits, à l'imitation de nos tables, armoires, voire môme bureaux. Les « Moundele Ndombi », c'est-à-dire les Blancs Noirs, ou contremaîtres des caravanes ou des travaux, se recrutent maintenant parmi eux.

Aussi, tandis que les Batéké, peu à peu, s'éloignent de Brazza- ville, les Bakouo s'en rapprochent, et le jour n'est peut-être pas éloi- gné où l'on ne verra plus qu'eux dans la région du Stanley-Pool, au lieu des Batéké, aux habitudes traditionalistes et vagabondes *.

A. Le Gallois,

Missionnaire du S*-F]sprit à Brazzaville,

\. Nous tenons à remercier, en terminant, M-^ P. Girahdix, qui a diri<;t> nos études géographiques à l'Université de Fribourg (Suisse) et a vérilie notre travail cartographique.

70

III. NOTES ET CORRESPONDANCE

L'ATLAS PHOTOGRAPHIQUE DES FORMES DU RELIEF TERRESTRE

Atlas plLotograplùque des Formes du Relief Terveslre. Documents Morpholof/ifjues Caractéristiques avec Notices Scientifiques. Publiés conformément à un vœu du 1X« Congrès International de Géographie, sous les auspices d'une Commission internationale permanente, par J. Brunhes. E. Chaix, Emm. de Maktonne. Fasci- cule-Spécimen. Genève, Fréd. Boissonnas, [1911], 8 pi.

L'Atlas photographique des Formes du Relief Terrestre, dont un premier fascicule-spécimen vient d'être distribué, est d'un vœu du IX^ Congrès International de Géographie ^ provoqué par une communication de M'" E. Chaix, suivie d'une discussion à laquelle avaient pris part MM'"^ Emm. DE Margerie, A. Pencr, R. Chodat, J, Cvijic, W. M. Davis, L. W. Collet, Ch. Flahault et Emm. de Martonne.

Le but proposé était de créer, pour la géographie physique, un instrument de travail comparable aux grandes collections qui ont fixé, pour diverses sciences naturelles descriptives, les types et la nomenclature. Que ce but fût particulièrement difficile à atteindre dans l'état actuel des recherches morphologiques, c'est ce que nul ne songe à contester; mais les difficultés mêmes de l'œuvre témoignent de son utilité. Comment on en a compris l'exécution, c'est ce que montre clairement le fascicule-spécimen livré au public et les indications sur le plan de la publication qui l'accompagnent.

V Atlas photor/rapJnque des Formes du Relief Terrestre sera une collection de planches séparées, du format grand in-4. Le procédé phototypique, appli- qué par un éditeur artiste bien connu, F, Boissoxxas, permet d'assurer la reproduction la plus exacte des clichés, choisis à la fois en raison de leur valeur documentaire et de leur valeur technique. Chaque planche sera, comme dans le fascicule-spe'cimen, accompagnée d'une notice explicative de 2 à 4 pages, rédigée par l'auteur du cliché ou d'après ses indications. Le point de vue est exactement repéré sur un fragment de carte topographique reproduit dans la notice; la nature du sol est indiquée par une coupe géo- logique; les auteurs expliquent brièvement les circonstances locales d'évo- lution du relief, en se référant à un croquis calqué sur la photographie, avec lettres permettant de faire des allusions précises à tous les détails visibles sur la i)lanchc. On a cherchr, en un mot, adonner un modèle de représentation et d'interprélation morphologique.

1. Voir : Aiiiinl>:i (fr Crof/rapliie, XVII, 19()S. p. 4r):{ ; XVJII, 1909, p. 84.

xVTLAS Di:S FORMES DU KKLIEF TEKKKSTKE. 7!

Toutes les planches devant être conformes au type établi, il est permis de pt;nser que l'ouvrage, une fois terminé, offrira un ensemble de documents d'une tenue scientifique et d'une hornoi-'énéité jusqu'à présent assez rare^. L'utilisation de ces documents sera tout indiquée, non seulement comme instrument de travail scientilifiue, mais comme auxiliaire du professeur, permettant d'initier les Jeunes observateurs à l'analyse et de leur faire comprendre la raison d'élre des formes.

Mais la principale ori^'inalité de l'œuvre entreprise est qu'elle a un plan défini. Répondant au vœu du Congrès de Genève, les signataires du fascicule- spécimeu, qui ont préparé toute l'organisation de lu future publication, ont cherché à établir un classement systématique des formes actuellement connues, de façon à estimer approximativement l'étendue de leur tâche. Ils n'ont pas la prétention d'avoir créé par une véritable classification des formes du relief, entreprise évidemment prématurée dans l'état actuel de la science. L'auteur de ces lignes, à qui est échue la tâche ingrate de rédiger la première esquisse de ce plan, remaniée à la suite de discussions avec ses collègues, en cotmaît mieux que personne les imperfections. On peut croire, cependant, que cette tentative d'une systématique morphologique ne sera pas inutile. En tout cas, le cadre de l'œuvre est nettement défini

Nous ne pouvons en indiquer ici que les grandes lignes. Le classement est génétique, les formes étant groupées suivant l'influence qui paraît la plus importante pour expliquer leur origine. Le chap. i comprend les formes dues à la désagrégation et à l'action de la pesanteur (désagrégation méca- nique, décomposition chimique, mouvements graduels des débris dans les régions tempérées et chaudes, mouvements lents des débris dans les régions arctiques à sol temporairement gelé, écroulements brusques des masses désagrégées). Chap. ii. Formes élémentaires dues à l'érosion par les eaux courantes (ravinements élémentaires, formes de creusement du lit, torrents, ruissellement désertique). Chap. m. Formes complexes dues à l'érosion organisée des eaux courantes (formes de jeunesse, de maturité plus ou moins avancée, formes témoignant de plusieurs cycles d'érosion). Chap. IV. Formes inlluencées par la. nature des roches (massives, schis- teuses ou diaclasées, terrains instables, roches perméables et solubles). Chap. V. Formes d'érosion adaptées à une structure géologique variée (couches horizontales, structure monoclinale, reliefs de plissement, reliefs de failles, formes en rapport avec des mouvements d'ensemble). Chap. vi. Formes en rapport avec les influences glaciaires (formes des glaciers actuels, formes élémentaires d'érosion et d'accumulation glaciaire et fluvio-gla- ciaire, formes en rapport avec l'ancienne extension glaciaire). Chap. vu. Formes en rapport avec les actions éoliennes (formes élémentaires d'érosion éolienne, d'accumulation éolienne, formes désertiques complexes). Chap. VIII. Formes littorales (formes élémentaires d'érosion littorale, d'accu- mulation littorale, formes complexes en rapport avec des déplacements de rivage). Chap. ix. Formes volcaniques (formes simples d'accumulation, formes complexes avec sculpture d'érosion).

Le nombre des planches nécessaires pour exécuter ce programme est estimé à environ 480. On compte en donner 48 par an, groupées en 0 fasci- cules de 6 à 10 planches. Chaque fascicule répondra à une subdivision du

72 NOTES ET CORRESPONDANCE.

plan systématique, mais sans ensuivre rigoureusement Tordre. Le fascicule- spécimen avec ses 8 planches donne un exemple de chaque chapitre ^

On voit assez, par ces indications, le caractère et la portée de l'œuvre entreprise. Quelques-uns se demanderont si son ampleur ne trahit pas des ambitions trop grandes. La réalisation ne semble possible que grâce à un effort collectif. C'est bien ainsi que l'entendent les initiateurs. Une Commis- sion internationale de 27 membres est chargée de faire connaître l'entreprise et de rassembler sur toute l'étendue du globe les documents photographiques et scientifiques 2. Le Comité exécutif, qui signe l'ouvrage et en prend la res- ponsabilité, choisit, classe les documents, rédige et revoit les notices pour assurer l'homogénéité.

Deux conditions sont nécessaires pour que cette activité donne tous les résultats qu'on en peut attendre. Il faut d'abord que des souscriptions en nombre suffisant assurent la vie de l'œuvre \ Il faut aussi que les documents photographiques affluent en masse entre les mains des directeurs de la publication. Le plan systématique, qui sera envoyé à toute personne en faisant la demande, permettra non seulement aux géographes et géologues, mais même aux photographes amateurs de rechercher s'ils ont dans leur collection des clichés intéressants et pourra en suggérer d'utiles à faire.

L'accueil fait au fascicule-spécimen permet d'espérer que ces deux condi- tions seront remplies. Peut-être ces lignes y contribueront-elles.

Emmanuel de Martonne.

1. Voici les sujets des planches de ce fascicule : 1. Le Grand-Corabin vu du Mont de la Gouillc (Formes dues à la désagrégation mécanique; cliché Y. Sella, notice E. Chaix). 2. Ravin de Théus, près Gap (Hautes-Alpes) (Formes élémentaires d'érosion par les eaux courantes; cliché et notice de W. Kilian). 3. Le Plateau cévenol sur la ligne de partage entre l'Allier et la Borne. Les Cévennes près de Vaigorge (Formes dues à l'érosion organisée des eaux courantes, témoignant de plusieurs cycles d'érosion; clicliés et notice de Emm. de Maktonne). l. Vallée inférieure de la rivière Darl)outy [Dzoungariej. Plaine-morte du W'ildstrubel (Oberland) (Formes d'érosion adaptés à une structure géologique variée. Reliefs de failles; clichés \V. A. Obrutchef et J. Beunhes; notices W. A. Obroutchef, M. LudEON et J. Brunhes). 5. James Peaic, Front Range of the Rocky Mountains (Formes séniles rajeunies par l'action glaciaire; cliché et notice de W. M. Davis). 6. Chaîne de Stockhorn (Préalpes bernoises) (Chaîne longitudinale modelée parles glaciers; cliché C. A. Mbibr; notices F. Nussbahm et E. Chaix). 7. L'Erg. Contact avec la Haniada, à Taghit (Formes en rapport avec l'érosion éolienne. Clichés Ch. Gou- raud ; notice E.-F. Gautier). H. Falaises du Pays de Caux et de Saint-Jean-de-Luz (Formes élémentaires d■éro^ion littorale ; clichés E.-A. Martel, notice Emm. dk Martonne).

2. Voici la liste des membres de ce comité : ^V.^\^ Atwood (Chicago), G. Bracn (Berlin), Ed. Brûckner (Vienne), J. Brunhks (Fribourg, Suisse), E. Chaix (Genève), E. de Cholnoky (Koloszvâr), J. Cornet (Gand), G. Dainelli (P'iorence), J. Danks (Prague), "VV. M. D.wis (Cam- bridge, Massachusetts), J. Epper (Berne), P. Girardin (Fribourg, Suisse), A. J. Herbertson (Oxford), W. KiLiAN (Grenol)le), G. de Lorenzo (Naples), M. Lcgi-on (Lausanne), H. G. Lyons (Londres), O. Marinelli (Florence), Emm. de MARciERii-; (Paris;, Emm. df Martonne (Paris), F. NussBAiM (Berne), W. A. Obroutchef iTomsk), A. Penck (Berlin). Ch. Rabot (Paris), J. db ScHOKALSKY (Saint-Pctersbourg), R. S. Tarr (Itliaka, N. Y.\ Cu. Vklain (Paris), M. Yokoyama (Tokio).

3. Voici les conditions telles que les formule l'éditeur dans le Prospectus imprimé au dos de la couverture du fascicule-spécimen : « Chaque année i)araitront -18 planches au maximum, avec notices explicatives, en livraisons analogues au spécimen... Le prix de souscription à •18 i)l.Tnches est de 30 francs, avec port et emballage en sus... Les séries de 48 planches seront mises en librairie au prix de 45 francs. Ni les livraisons ni les planches ne se vendront isolé- ment. Le tirage ne dépassera que de fort peu le nombre des abonnements qui nous parvien- dront avtnt mars 1SU2; nous prions donc les personnes qui désirent s'assurer l'abonnement de nous retourner sn;js délai \c buUetir de souscription. »

TOPOGHAPIIIE, TOPOMËTRIE ET TOPOLOiilE

Lettre du général Berthaut a M"" Paul (Iirardin.

Mon cher professeur,

J'ai lu avec autant d'intérêt que de plaisir l'étude que vous avez bien voulu consacrer à mon dernier ouvrage*. Je vous en remercie, d'abord pour l'analyse et l'appréciation très flatteuses que vous en donnez, et aussi parce que vous me procurez ainsi une excellente occasion de m'expliquer sur les termes Topographie, Topométrie et Topologie, en vous répondant, non pour rectifier, mais pour compléter ce que vous en dites.

Les déterminations géométriques qui servent à asseoir un dessin topo- graphique forment sur le papier un réseau de points et de lignes à mailles plus ou moins serrées, toute considération d'échelle mise à part. Les points géométriquement placés, les lignes géométriquement tracées approchent plus ou moins de la précision, suivant les méthodes, les moyens et les pro- cédés employés pour leur détermination; en tout cas, ils sont toujours plus précis que tous les détails dessinés soit à l'aide de mesures sommaires, soit même à vue simple, dans l'intérieur des mailles du réseau.

La topographie est un art, et le travail de l'artiste, en l'espèce le topo- graphe, est ainsi guidé, discipliné par une esquisse plus ou moins rigou- reuse et plus ou moins serrée, comme le travail du peintre ou du sculpteur. La part des déterminations géométriques et inversement la part du coup d'oeil dépendent des circonstances, des possibilités, du temps consacré à l'ouvrage et aussi de son but, c'est-à-dire du genre de service qu'il est destiné à rendre. Un croquis exécuté entièrement à vue, même un croquis fait de mémoire, n'en est pas moins topographique, bien que d'une topo- graphie souvent rudimentaire et incertaine.

D'autre part, un réseau de déterminations géométriques d'une certaine densité, et j'entends par un réseau qui sur le papier laisse des vides d'une certaine dimension moyenne entre ses points et ses lignes, représente d'autant plus de recherche de précision dans les détails que l'échelle est plus grande. Autrement dit, avec le même travail géométrique, ou du moins avec un travail qui donne sur le papier la même densité de points et de lignes, plus l'échelle est grande, plus la détermination géométrique s'adresse aux objets de détail. En même temps, plus l'échelle augmente, plus il devient possible d'introduire dans le travail des détails qui forcément se généralisent et disparaissent aux échelles plus petites. Mais il y a une limite, variable suivant les cas, passé laquelle l'augmentation do l'échelle

1. Paul Girardin, Topoloi/ie et topoympfiie. A propoa de l'ouvnuj'' ''" yént'ral Derthaut {Annales de Géo(jrap/iie, XX, 15 novembre 1911, p. 385-393).

74 NOTES ET CORRESPONDANCE.

ne comporte plus aucune addition, parce qu'il ne reste plus rien à ajouter, à moins de vouloir représenter les sillons, les ornières et les tas de cailloux. Alors, si tout ce qui existe, tout ce qui est représentable fait le sujet d'une détermination géométrique, la paît de l'art devient nulle. En pous- sant les choses à l'extrême, il est clair, par exemple, que, dans le levé d'un bâtiment, oîi tout est mesuré, angles et longueurs, et doit nécessairement être mesuré et non laissé au coup d'œil ou à l'appréciation, il n'y a pas la moindre place pour l'art; tout est métier.

En ce qui concerne les documents topographiques proprement dits, le réseau des routes et des chemins, les limites des cultures, le détail des constructions en tant que formes générales des bâtiments et des enceintes, et, en un mot, tout ce qui constitue la planiinétrie donne à l'échelle de 1 : 10 000 un réseau de lignes et de points dont les mailles sont déjà très larges, de sorte que, à cette échelle, presque toute la planimétrie peut être placée géométriquement. A cette même échelle, l'équidistance graphique normale du quart de millimètre ne représente que 2°^, 50, et, par consé- quent, à moins qu'il ne soit utile d'entrer dans le menu détail de certaines formes, de certaines particularités dans un but spécial, tous les accidents du terrain peuvent être aussi géométriquement définis. Je ne dis pas qu'ils le seront toujours, car une pareille recherche de précision resterait la plu- part du temps sans utilité: je dis seulement qu'ils peuvent l'être.

Ou voit donc que, toutes choses égales d'ailleurs, plus l'échelle augmente, moins l'ait du topographe est nécessaire, parce que moins est grande la part laissée à l'appréciation de l'opérateur. C'est pour cette raison que le colonel Goulier a pu dire aux opérateurs des levés de précision : u Vous n'êtes pas des topographes, vous êtes des topomètres ». Et lui même, leur chef et leur maître, a donné le litre d'Étude sur les levés topométriques au livre didactique qu'il leur a laissé.

Dans tous les levés proprement dits, la topométrie joue un rôle, d'autant plus important, à égalité d'échelle, que la recherche de la précision est poussée plus loin et, à égalité de précision, que l'échelle est plus grande. Par suite, le nom de levés topométriques s'applique surtout aux levés précis à grande échelle.

Mais, ainsi que vous le faites très justement remarquer, lorsque le tra- vail n'est pas exclusivement topométrique, il y a lieu de distinguer, dans l'application de la topométrie, quelles sont les mesures qu'il faut prendre, ({uelles sont celles qui assurc^it le mieux la définition correcte du relief.

Continuant à délinir les lermcs, passons maintenant à la topologie. Le mot n'est pas tout à fait nouveau, puisque le Service Géographique de l'Armée l'employait déjà depuis dix ans avant la publication de mon ouvrage. J'ai cherché à le justifier dans l'avant-propos, mais sans doute ne l'ai-je pas fait d'un(> façon suffisante, car il est contesté. Je vais donc compléter ce (juc j'en ai dit.

En premier lieu, on conviendra qu'il est souvent fort difficile de donner un sens exact à ces « comprimés », comme les appelle le colonel Romieux, qui veulent être des définitions à eux seuls. Leur signification réelle s'éta-

T01MJ(J|{AI»Iilfc:, TOPOLOGIE ET TOWjMÉTIlIK. 75

blit plutôt par rhal)itutlo qu'on a do leur emploi que par leur stricte étyrno- loi,Me. Si géograi)hie veut .lire description de la terre, photographie devrait vouloir dire description de la lumière. Un topographe, un i)liotographe sont des opérateurs; un géographe n'est pas toujours un opérateur, ou il ne l'est que très conditionnellement; un pantographe, un cinématographe sont des instruments, etc. La géographie est l'étude de la terre et des régions terrestres, non seulement sous le rapport de leur représentation graphique, mais de toute façon et à tous égards; tandis que la topouraphie n'est que l'art de représenter les formes du terrain et les objets plani- métriques qu'on y rencontre.

Il n'était pas possible d'ajouter aux attributions de la topographie, par analogie avec la géographie, l'étude raisonnée des formes, parce que le mot topographie a un sens bien net, connu et accepté depuis trop longtemps pour (ju'on le change. A une étude nouvelle il fallait un nom nouveau : topologie a paru le mieux approprié, les termes géographie et géologie s'appliquant à l'étude de la terre et des régions étendues, tandis que les termes topographie et topologie, sans être tout à fait parallèles, s'ap- pliquent plutôt au détail. On a dit que « morphologie » eût mieux valu; je ne le crois pas : rien dans ce mot ne rappelle le terrain, et c'est des formes du terrain qu'il s'agit, et non pas des formes en général.

On a dit aussi que la topologie n'était pas autre chose que la géographie physique, ou du moins une partie, une branche de la géographie physique. Cela ne me paraît pas exact. S'il convient à la géographie physique, qui logiquement touche à tout, de comprendre dans son programme tout ou partie de l'analyse des formes de détail du terrain, et bien qu'il s'agisse de choses qui ne sont pas sensibles aux échelles géographi([ues, cela n em- pêche pas la topologie d'exister, de constituer un tout défini, ayant un but particulier, en dehors du domaine de la géographie.

Le principal objet de la topologie, telle que Ta conçue le Service Géo- graphique de l'Armée, est de fournir aux topographes tous les éléments d'analyse des formes du terrain, parce que mieux un terrain est compris par l'opérateur qui en exécute le levé, mieux il est défini. Réciproquement, mieux le terrain a été défini par un topographe qui a su mettre en valeur les caractéristiques de ses formes, et mieux se précisent les renseignements de toute espèce sur la nature de ce terrain, sur sa structure interne, sur les effets des érosions dont la surface structurale a été l'objet, etc., rensei- gnements qui se trouvent implicitement donnés par le document topo- graphique pour qui sait les reconnaître. Les études topologiques portent donc sur les formes qui par leurs dimensions se définissent aux échelles topographiques.

Ainsi, faire rendre par le document topographique le maximum des indications relatives au terrain, au moyen d'une définition bien comprise du relief, et, à cet effet, fournir au topographe des connaissances qui lui permettent d'arriver à ce résultat, tel est le but poursuivi. La topologie n'est donc pas seulement la morphologie du sol, c'est aussi la traduction de la morphologie par la courbe de niveau. C'est une science topographique, parce qu'elle s'adresse à des objets qui, en raison de leurs dimensions que l'œil peut embrasser, peuvent être dessinés d'après nature, et qui se défi-

7() NOTES ET CORRESPONDANCE.

nissent aux échelles topographiques, tandis qu'ils échappent aux échelles géographiques.

En tant que science, elle est nécessaire à tous ceux qui prétendent connaître le terrain, c'est-à-dire comprendre les formes qu'ils ont sous les yeux et en déduire par le raisonnement les formes voisines que la per- spective leur cache. Elle est nécessaire également à ceux qui, faisant usage des cartes topographiques, ont intérêt k savoir en tirer toutes les déductions relatives à l'intelligence du terrain. Elle est indispensable au topographe, et elle est de la compétence du seul topographe, quand il s'agit non plus seu- lement de savoir lire le document topographique, mais de l'exécuter, et surtout aux petites et aux moyennes échelles, la part relative de la topométrie est moins grande. Car pour manier la courbe de niveau de façon qu'elle exprime tout ce qu'il importe de faire ressortir, tout ce qui est caractéristique dans les formes vraies, correctement, sans que cette courbe perde son caractère de section horizontale, il faut être topographe réel, topographe habile et expérimenté, je dirais presque topographe de carrière et non topographe d'occasion. La science morphologique ne suffit pas; nous en avons constamment la preuve.

Le nouvel ouvrage, complément de deux volumes de topologie déjà parus, qui est en cours d'exécution au Service Géographique et verra le jour, je l'espère, dans un délai de six mois, montrera d'une façon convain- cante le rôle de la topologie, par la comparaison des résultats, en faisant ressortir les services que les études topologiques rendent d'année en année. Et, je le répète, c'est surtout lorsqu'il s'agit de levés aux échelles moyennes et aux petites échelles, c'est-à-dire aux échelles des levés les plus topo- graphiques et les moins topométriques, que ces résultats sont frappants. Cela se conçoit. En effet, plus la partie topométrique du travail est déve- loppée, plus les formes se définissent d'elles-mêmes, pour ainsi dire méca- niquement, par le seul emploi régulier de méthodes, de moyens et de procédés précis. Si tout pouvait être obtenu par la topométrie, l'opérateur assisterait au développement de la définition du terrain sur sa planchette, en quelque sorte comme le photograplie assiste à la révélation de sa plaque. Il pourrait donc produire un document du plus haut intérêt au point de vue topologique, sans même s'en rendre compte. Et de fait, certains levés exécutés ainsi, bien avant qu'il ne fAt question d'analyser les formes du terrain, nous fournissent de remarquables matériaux d'étude.

Ainsi donc les levés aux grandes échelles, mais surtout avec la recherche de correction qu'on appointe davantage depuis une quinzaine d'années aux courbes de niveau, constituent pour les études topologiques, en particulier au point de vue de l'enseignement, une base précieuse. Ils m'ont permis de doter d'excellentes figures de démonstration mon travail didactique. On y voit dans le détail quelles ressources possède la courbe de niveau pour assurer la définition des formes et mettre en lumière la structure et la nature du sol.

Mais si la topographie régulière aux grandes échelles, avec la forte pro- portion de mesures et de déte'-minalions précises qu'elle comporte, rend de très importants services à la topologie, c'est le contraire qui se produit

T(JPOOIlAPinE, TOPOLOfilE KT TOPOM^rnUi:. 77

aux échelles moyennes et petites; alors la topologie vient puissamment eu aide à la topograpiiio, en donnant à l'opérateur la science du lenaiii.

La topologie, en tant que science, n'est pas née de la topométrie. Les premiers essais dans cet ordre d'idées datent de loin, alors qu'il n'existait encore aucun levé lopométrique, ou du moins que les levés précis en courbes de niveau étaient rares et limités à de très petits espaces. Il ne saurait être question de faire, dans cette lettre, l'historique des recherches relatives à l'intelligence du terrain, et je n'aurais, d'ailleurs, rien à en dire que vous ne sachiez aussi bien, sinon mieux que moi.

Pour ma part, c'est en 1874 que j'ai commencé à les suivre, je dirai presque avec passion. J'étais alors capitaine, en garnison à Vincennes, et j'avais trouvé à la Bibliothèque du fort le grand ouvrage de Belgrand : La Seine aux âges préhistoriques. Ce fut pour moi une révélation. On pouvait donc demander à des cartes usuelles, telles que notre 1 : 80 000 en hachures, des renseignements d'un grand intérêt au point de vue militaire sur le régime des cours d'eau, la nature du sol, la solidité, la séclieresse ou l'humidité, etc. ? J'entrevis qu'il serait possible de développer et d'étendre ces notions, en relevant dans les travaux des géologues et dans ceux des ingénieurs des Ponts et Chaussées et des Mines tout ce qui serait de nature à favoriser l'analyse des formes et la connaissance du terrain. Eu 1884, c'est-à-dire au bout de dix ans, j'avais réuni beaucoup de matériaux; c'est alors que j'eus la bonne fortune de rencontrer les ouvrages de Cumt, de MiNARD, et de connaître les travaux des ingénieurs de l'Administration des Forêts attachés au Service du Reboisement et de l'Extinclion des tor- rents : Costa de Bastelica, Demontzey, Schlumberger, Fabien Béxardeau. J'avais écrit un premier essai de topologie, sous ce titre un peu long : Rapports entre le relief du sol et sa constitution (/éologiquc. Tous les exemples donnés étaient extraits de la Carte de France à 1 : 80000. Je n'avais pu disposer d'aucun document à grande échelle, et par conséquent les levés lopométriques ne m'avaient été d'aucun secours. Le général Perrier, direc- teur du Service Géographique de l'Armée, voulut bien présenter à l'Aca- démie des Sciences ce premier travail, qui ne fut pas publié, parce qu'il était à peine fini quand je fus envoyé en mission au Japon, d'où je ne suis revenu que cinq ans après, en 1889. Alors le général de la Noë et M"" Emm. de Margerie venaient de faire paraître Les Formes du Terrain; les éludes mor- phologiques étaient partout à l'ordre du jour, et la science avait marché ; mon travail, déjà vieilli, ne présentait plus le même intérêt ; il arrivait trop tard.

J'ai exposé, dans l'avant-propos de la Topologie, les raisons qui mont déterminé ces années dernières, non pas à le reprendre, mais à faire une œuvre nouvelle, avec le concours de la belle collection d'exemples que donnent à cet effet non seulement les levés à 1 : 10 000 et à 1 : 20000, pour lesquels les moyens topométriques sont très développés, mais aussi, parmi les levés à 1 : 40000, à 1 : 80 000 et à 1 : 100000, le rôle de la topo- métrie est infiniment moindre, ceux qui sont exécutés en Algérie et en Tunisie, depuis que les études topologiques sont entrées dans le pro- gramme d'éducation de nos topographes. Et certes, les extraits des caries

78 NOTES ET CORRESPONDANCE.

aux échelles moyennes, et même souvent à, Téchelle de 1 : 200000, qui peut être regardée comme une très petite échelle topographique, ne sont pas d'un intérêt topologique moins grand que les extraits des levés plus particulièrement topométriques à 1 : 10 000 età 1 : 20000.

Démontrer que la topologie est nécessaire, d'une part, aux topographes, et d'autant plus nécessaire qu'ils opèrent à des échelles plus petites et avec des moyens topométriques plus réduits et souvent plus rudimentaires ; d'autre part, à tous ceux qui veulent acquérir la connaissance du terrain et, sans avoir à dresser des cartes, obtenir de celles dont ils disposent ce qu'elles peuvent dominer quand on sait y lire entre les lignes; enfin, expo- ser, mettre en évidence les progrès remarquables que la topologie a fait faire à la définition topographique du relief, tel est l'objet du nouveau travail que j'ai entrepris pour faire suite à la Topologie et pour la justifier aux yeux de ceux qui n'en ont pas encore saisi l'intention et l'utilité pratique. On y trouvera de nombreux exemples, permettant la comparaison directe entre des levés bien exécutés avant l'introduction des études topologiques et les levés des mêmes terrains, à la même échelle, refaits depuis que l'édu- cation des topographes est orientée dans ce sens. Sur les seconds, la struc- ture apparaît claire, les effets des érosions se dégagent; la nature du terrain et toutes les conséquences pratiques qui en résultent, l'état actuel du relief, le passé et l'avenir de ses formes, se révèlent sans difficulté pour qui sait lire; tandis que, sur les premiers, les croupes, les thalwegs, les crêtes, les sommets, les fonds, d'ailleurs correctement placés, prennent partout un aspect uniforme et banal, une allure de convention qui ne permet aucune interprétation et, par suite, aucune déduction utile.

Un géologue, à qui je faisais voir dernièrement quelques exemples d'interprétation différente d'un même terrain à quelques années de dis- tance, me disait avec raison que la démonstration serait encore plus saisis- sante, si l'on y ajoutait les teintes géologiques. Mais l'addition de teintes légères sur les cartes topographiques, si elle n'offrait pas le danger de gêner la topographie, qui peut elle-même comporter certaines teintes conven- tionnelles pour les eaux, les constructions et les cultures, ne me paraîtrait admissible que pour signaler les diverses espèces de roches : cristallines, schisteuses, calcaires, argileuses, etc. On verrait alors les formes se modi- fier à chaque changement de nature du terrain, et le document n'en serait que plus topologique. Les teintes conventionnelles de la géologie ne rem^ pliraient pas le môme rôle; car, si certains caractères topograpbiques per- mettent, par exemple, de diagnostiquer un calcaire, ces caractères sont les mêmes pour tous les calcaires, à quelques particularités près, qui tiennent à la structure plus ou moins fissurée, à la composition plus ou moins dolo- mitique, mais non à l'âge du calcaire. \V\on dans les formes topo- graphiques ne permet de distinguer si ce calcaire est jurassique, crétacé ou tertiaire. Par conséquent, la topologie, dans ses applications, n'a rien à voir avec les ères et les périodes, les systèmes et les étages de la nomen- clature géologique. Si elle a recours à cette nomenclature pour les besoins de la discussion ou de la démonstration, c'est parce qu'il est plus commoile et plus clair d'employer à propos de la structure un langage courant et

TOPOOItAPIIIH, T()\H)U)G\E ET TOI^JMKTIUf:. 79

accepté (le tout lu monde que d'en inventer un autre spécial ou de recou- rir à des périphrases : « Le premier calcaire dont nous avons parlé; les marnes intercalées entre ce premier calcaire et le second », etc.

Mais, direz-vous, comment se peut-il que la Carte de France à 1 : 80 000, déjà ancienne, et les autres cartes européennes de la même famille se prêtent à des observations sur la nature et la structure du terrain, alors que les levés de certaines feuilles des Cartes de l'Algérie et de la Tunisie, remon- tant à peine àdouze ou quinze ans, ne permettent pas l'examen topologique ?

D'abord, il faut distinguer. La Carte à 1 : 80 000 et celles du même mode d'exécution et du même style donnent déjà à qui sait les lire de pré- cieuses indications, mais moins précises, moins expresses et moins détaillées que si les levés étaient dus à des topographes instruits dans le sens topologique. Ensuite, il y a encore une question de topométrie. Le terrain de la Carte de France a été levé, en reconnaissance il est vrai, mais encadré dans les mailles d'un réseau planimétrique très serré et relative- ment précis, puisqu'il provenait de la réduction à 1 : 40 000 des plans cadas- traux. La définition du relief a donc été dirigée et disciplinée par cette planimétrie très dense. Il n'en est pas de même, à beaucoup près, lorsqu'il s'agit des levés de régions la planimétrie directrice est rare, comme celles de l'Algérie et de la Tunisie, surtout dans le Sud. Les connaissances topologiques sont donc beaucoup plus nécessaires au topographe dans le second cas que dans le premier, pour obtenir une définition correcte, dans les conditions que comporte le style de la carte.

Cette question de la définition du relief est complexe, on le voit. Aussi, dans mon nouveau travail, ai-je commencé par établir, avant toute discus- sion topologique des spécimens étudiés, les conditions générales des cartes topographiques au point de vue de leur contexture et de leur style, du secours que la planimétrie apporte au relief à certains égards, et, inverse- ment, de l'embarras que donne à la définition de ce relief une planimétrie très serrée.

Pour me résumer, la topologie a pour objet les formes du terrain, je veux dire l'intelligence de ces formes sur le terrain même et leur repré- sentation sur les cartes; puis, réciproquement, l'intelligence des formes et de leurs conséquences, d'après leur définition topographique. 11 s'agit de documents aux échelles topographiques et non géographiques; car ce qu'on voit sur le terrain, ce que nos sens et nos propres dimensions nous permettent de saisir et d'analyser, est de l'ordre des dimensions topo- graphiques et n'est représentable sur le papier, directement, qu'aux échelles topographiques.

La topologie tend à la meilleure définition de ces formes, parce que celte définition est rigoureuse, pour ainsi dire mécanique, dans tout ce qu'elle a